« Le Serment du gladiateur », 36e aventure d’Alix
Que les dieux protègent l’arène !
La nouvelle aventure d’Alix, Le Serment du gladiateur, le ramène à Pompéi. Non, on n’y verra pas se déchaîner le Vésuve. Mais le ressentiment d’une sorcière peut se révéler tout aussi volcanique que tous les volcans quand l’amour qu’elle porte à un héros des jeux du cirque n’est pas payé de retour.
L’équation à résoudre est probablement insoluble et elle n’est pas nouvelle. C’est celle qui se présente au bout d’un certain temps lorsqu’il s’agit de poursuivre une série. Nécessité du « changement dans la continuité ». Quadrature du cercle. Tout le monde n’a pas le talent de Laurence Olivier interprétant Shakespeare, résumé dans cette formule d’Ingmar Bergman (qui, au demeurant, ne s’entendit guère avec le comédien) : « Porteur de la tradition, Laurence Olivier était aussi un réfractaire. » (1) Oui, il faut tout à la fois faire des vers anciens sur des pensers nouveaux, et des vers nouveaux sur des pensers anciens. De quoi en perdre son latin, surtout lorsqu’il s’agit des aventures d’Alix.
Marc Jailloux et le scénariste Mathieu Bréda ont bien compris qu’être fidèle à Jacques Martin ne signifie pas le copier. Pas seulement en tout cas. Certes, la rhétorique, parfois volontairement un peu appliquée, du texte et la netteté lumineuse du dessin restent martiniennes en diable ‒ les auteurs de la série parallèle Alix Senator proposent une ligne bien moins claire… et quelque peu déconcertante ‒, mais la continuation de l’œuvre de Jacques Martin trouve ici sa dynamique dans une solution qui n’est pas sans rappeler l’orientation prise par les derniers « Bond » au cinéma : de nouvelles aventures, certes, mais chaque fois centrées autour d’une exploration, d’une redécouverte d’un épisode passé de la vie du héros. Comme cette remontée quasi-psychanalytique du souvenir ne saurait être reproduite à l’identique épisode après épisode, elle s’était judicieusement faite dans le dernier album, Par-delà le Styx, pour ainsi dire « par procuration » : en aidant un jeune homme à enquêter sur lui-même, Alix revivait d’une certaine manière sa propre histoire. Dans le nouvel album, intitulé Le Serment du gladiateur, on chercherait en vain une telle construction « en reflet », même si le décor ‒ Pompéi ‒ était déjà celui de La Griffe noire. Alix, d’une certaine manière, se borne à être le témoin d’une histoire qui n’est pas la sienne, mais cette situation partiellement passive rejoint le sujet même de l’épisode, à savoir celui de la marge de manœuvre dont nous disposons face au destin, question qu’on aurait tort de considérer comme purement rhétorique, dans la mesure où celui-ci se présente souvent sous des visages contradictoires.
Or donc, il était une fois deux sœurs, Veia et Dipsas. Et, pris entre ces deux jeunes filles, un jeune homme nommé Acteus. Il est probable qu’aucun des trois n’avait lu Racine, mais leur trio était déjà sacrément racinien. Acteus aimait Veia, qui l’aimait bien-mais-sans-plus. Dipsas aimait Acteus, qui ne l’aimait pas. Dipsas jura donc de perdre Acteus et se fit sorcière. Pouvoir magique ou simple trahison ? Acteus en tout cas, lorsque commence notre histoire, a été contraint de devenir gladiateur. Mais Dipsas a la rancune tenace et cette punition ne lui suffit pas : Acteus ayant appris à se battre mieux que personne dans l’arène, elle entend causer sa mort en invoquant les divinités maléfiques qu’elle s’applique à servir.
Le rôle joué ici par la sorcellerie ne devrait pas gêner les esprits cartésiens. Au moins pour deux raisons. La première, c’est que le scénario, malicieux, s’arrange pour maintenir en permanence une incertitude : nous ne sommes jamais sûrs que les événements soient vraiment le résultat des pratiques « magiques » de Dipsas. La seconde, c’est que tout ce pan fantastique, réel ou fantasmatique, a pour corollaire une reconstitution extrêmement convaincante de tout ce qui touche à la gladiature. Au-delà des affrontements dans le cirque, avant ceux-ci, même, il y a, à travers le texte et à travers l’image, la description de tout un système, qu’il s’agisse du recrutement des gladiateurs, de leur entraînement, de leurs perspectives d’avenir ou de no future, ou des manœuvres de ces hommes politiques qui savent bien qu’il n’y a rien de tel qu’une bonne équipe de foot pour gagner des voix dans une ville.
Et puis, pour en revenir à la sorcière, quel est l’homme qui ne serait pas flatté de susciter chez une Dipsas un amour si violent qu’elle veuille le tuer ? D’ailleurs, il y a dans la dernière page comme un parfum de Visiteurs du soir. Ceux qui ont vu le film de Marcel Carné comprendront qu’il n’est pas exclu que la fin soit légèrement happy. Pour une morale de l’ambiguïté.
FAL
Marc Jailloux et Mathieu Bréda, Le Serment du gladiateur, Casterman, novembre 2017, 11,50 euros
(1) On trouvera cette formule dans Il pleut des étoiles… Portraits de Stars de cinéma (Gallimard, « Folio »). Ce petit ouvrage se compose d’une dizaine de textes consacrés chacun à une célébrité, mais dus à des portraitistes parfois presque aussi célèbres que leur sujet. Le chapitre sur Marilyn Monroe, par exemple, a pour auteur Truman Capote.