Entretien avec Ferial Furon et Marjorie Rafécas-Poeydomenge « Savoir concilier notre côté dionysiaque avec notre côté apollinien »
Voici un ouvrage qui mérite vraiment le détour : je ne sais pas si c’est une ouverture pour demain, mais c’est tout du moins, un livre pour le temps présent. C’est une somme, une Bible : l’intelligence, l’humanité, l’existence y sont abordées de manière moins étriquée que d’habitude. Ses deux auteurs m’ont accordé un entretien, et je jubile déjà de tout ce que je trouve de réponses à mes questionnements, courant sur ces 15 dernières années, à la fois dans leur merveilleux livre, et dans leurs réponses.
Marc Alpozzo : Dans votre ouvrage, qui se compose de textes très pédagogiques et très clairs, et d’entretiens avec des spécialistes, « une pensée globale en arborescence », vous écrivez que cela ouvre sur différentes formes d’intelligence. Si votre livre s’intitule La Revanche du cerveau droit. Une ouverture pour demain (Dauphin éditions, 2022), vous proposez surtout un travail de recherche qui montre que l’intelligence collective n’a jamais été autant sollicitée qu’aujourd’hui, par un « éveil des consciences et une société plus créative et hybride auxquels aspirent », écrivez-vous encore, nombreux citoyens. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?
M. R.-P. : Lorsque nous avons entrepris ce projet de livre, nous avons eu l’intuition que le monde occidental actuel est en bout de course : en témoigne le phénomène Houellebecq avec en prime le titre de son dernier livre « Anéantir ». Oui, une société qui baigne dans l’excès de rationalisme finit par s’anéantir… C’est paradoxal, mais les intelligences logico-mathématiques ne peuvent pas apporter les réponses à toutes les questions et même pour celles de l’économie qui doit de façon urgente se réinventer.
Déjà à l’époque, Blaise Pascal opposait « l’esprit de géométrie » à « l’esprit de finesse ». Il nous a d’ailleurs légué cette magistrale citation « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ». C’est dans cette prise de conscience de la puissance d’autres formes d’intelligences, et en particulier celle du cœur, qu’un éveil est encore possible. Réenchanter le monde peut passer par des postulats très simples, comme celles d’accepter notre part de mystère. Et ainsi se rappeler que notre humanité est supérieure aux algorithmes. Non les équations et les raisonnements linéaires ne peuvent pas tout expliquer et tout construire. Pour nous ouvrir à un nouvel avenir, il nous faut plus d’hybride, plus d’intelligences multiples (pour faire un petit clin d’œil à Howard Gardner, psychologue américain et auteur de la théorie des intelligences multiples, présent dans notre livre), plus d’intelligence collective (pour ne pas dire « inconscient collectif », thème cher à Jung) et plus d’audace et de créativité !
Nous avons illustré cette ouverture pour demain, par un « Bivium » entre une société technologique et binaire, symbolisée par le « cerveau gauche » et une société fonctionnant en réseaux comme un cerveau, symbolisée par le « cerveau droit ».
M. A. : Vous dites que nous sommes à « un moment charnière de l’histoire de l’humanité », celle, si j’ose dire, de la découverte du cerveau droit. Bien sûr, le cerveau droit pourrait être entendu comme une métaphore plus qu’une donnée scientifique, mais ce que vous dites précisément, c’est que nous allons vers une révolution des autres intelligences. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement, que nos lecteurs, non-scientifiques, puissent comprendre ?
M. R.-P. : Nous avons utilisé le concept de l’asymétrie cérébrale comme une métaphore, même s’il existe des liens entre la connaissance en neurologie et la métaphore cerveau gauche/cerveau droit. Par exemple, il est convenu que le cerveau gauche en neurologie est le cerveau du langage, soit de la verbalisation et de la précision, alors que le cerveau droit est davantage global (pour détecter des éventuels dangers) et dans l’émotionnel (c’est grâce au cerveau droit que nous reconnaissons les visages).
Ce qui a été moteur pour nous dans ce livre est de créer un lien entre l’asymétrie cérébrale et les cultures civilisationnelles. Nous avons pour cela établi des liens inédits entre des disciplines qui se côtoient rarement, comme par exemple les sciences et la philosophie ainsi que la psychologie et la neurologie. Parmi nos 40 experts interviewés, figurent Paolo Bartolomeo, neurologue et spécialiste du cerveau droit mais aussi des psychanalystes comme Marie-Laure Colonna (psychanalyste jungienne), des psychiatres comme Olivier Chambon, Maurice Corcos et Jean-Pierre Klein. Créer un lien entre les neurosciences, la psychologie et la philosophie a été pour nous électrisant car c’est en abolissant les frontières entre les disciplines, que l’on fait de formidables découvertes et que tout prend son sens. Dépasser le clivage Descartes/Spinoza, Freud/Jung, permet de comprendre l’importance des différentes formes d’intelligence.
Car la véritable révolution des autres intelligences, c’est avant tout la révolution de l’intelligence au sens étymologique du terme : créer des liens, “inter legere“. L’intelligence collective a un double sens : elle est la reconnaissance de toutes les formes d’intelligence que nous avons en nous et que nous pouvons développer, mais aussi la formidable alchimie des intelligences de chaque individu. Les intelligences de type cerveau droit, qui sont symbolisées par la créativité, l’intuition, l’intelligence émotionnelle et aussi le sens analogique sont aussi importantes que les intelligences de type cerveau gauche, mesurées par notre traditionnel QI (Quotient Intellectuel). Or notre système scolaire est encore très sectaire sur ce sujet…
M. A. : Nous sommes sur le point d’entrer dans un monde où les I. A. (Intelligences Artificielles) seront dans toutes les sphères de notre société. En quoi est-ce une révolution inédite pour nous demain ? Et n’y voyez-vous pas un danger pour l’humain, qui va rapidement être dépassé par ces robots ?
F. F. : Nous traitons en effet dans notre livre l’impact de l’IA sur notre humanité sous un prisme philosophique mais aussi économique. Comme l’IA s’immisce subrepticement dans nos vies, nous avons voulu lever le voile sur certains mythes véhiculés par les médias. Car l’IA n’est pas néfaste en elle-même, tout dépend de l’usage que l’on en fait. Pour nous éclairer sur les réalités de l’IA, nous avons notamment interviewé Laurence Devillers. Cette chercheuse en apprentissage machine, modélisation des émotions et interactions homme-machine au CNRS, est très engagée sur les questions éthiques que soulève cette nouvelle technologie. Elle insiste à juste titre sur la frontière entre l’humain et la machine en rappelant l’importance de nos sens et par conséquent de notre corps dans le raisonnement. Ce qui est paradoxal, c’est que l’IA nous pousse à mieux comprendre l’intelligence humaine. Cependant deux visions s’opposent concernant les nouvelles technologies, l’une est mécaniste (symbolisée par le cerveau gauche), l’autre réconcilie raison et émotions (dont la métaphore s’inscrit dans La revanche du cerveau droit). Dans ce moment charnière de l’histoire de l’humanité où nous avons basculé dans une ère de la connaissance par le numérique, il est plus que jamais nécessaire de développer un grand discernement sur la réalité virtuelle par un esprit critique. L’idée n’est pas d’être technophobe mais lucide sur les dérives d’un monde ultra-connecté. D’ailleurs, parce que ce monde procure aussi beaucoup d’avantages, nous prônons le juste milieu c’est-à-dire – pour reprendre la métaphore du livre – l’harmonie entre le cerveau gauche et le cerveau droit. C’est ce qu’encourage dans notre livre un autre expert, spécialiste de cette question, Gilles Babinet, l’ancien digital champion de la France pour l’Union européenne et serial entrepreneur très « cerveau droit ». Tout en encourageant la digitalisation de nos services publics, il alerte aussi sur les risques d’addiction liés aux nouvelles technologies. C’est au prix d’une alternance harmonieuse entre nos deux hémisphères que l’humain ne se sera pas dépassé par les robots et développera les pouvoirs cachés de sa conscience.
M. A. : En quoi le cerveau droit et le cerveau gauche se distinguent-ils ? Plusieurs des intervenants dans votre ouvrage, dans la partie 2 au Chapitre 3 particulièrement, montrent que le cerveau gauche limite notre réalité au temps linéaire, notamment le physicien Philippe Guillemant, alors que le cerveau droit permet une plus grande flexibilité de l’espace-temps et donc un plus grand libre-arbitre. Quelles seront les conséquences d’une telle découverte sur nous demain ?
F. F. : Sur le plan métaphorique, le cerveau gauche symbolise une pensée mécaniste et linéaire. C’est le symbole d’un paradigme matérialiste en science qui nous interdit de communiquer avec la deuxième manière d’accéder à la connaissance, celle de l’intuition, plutôt liée au « cerveau droit » et qui nous ouvre à un monde plus grand en établissant un pont avec la métaphysique, la spiritualité, l’ésotérisme…Par sa revanche, le cerveau droit nous révèle une nouvelle vision de la réalité qui bouleverse notre conception linéaire du temps. Nous avons exploré cette question complexe en nous appuyant sur l’interview du physicien Philippe Guillemant dont la théorie de la flexibilité de l’espace-temps et de la rétrocausalité explique le phénomène de la synchronicité théorisé par C.G. Jung : le futur pourrait influencer notre présent et le passé bouger. Sa thèse – en introduisant le libre arbitre – ébranle le déterminisme temporel qui repose sur une pensée mécaniste selon lequel l’univers ne pourrait être régi que par des équations mathématiques. La rétrocausalité implique, qu’au contraire, tout ne serait pas déterminé et que nous aurions le choix entre plusieurs futurs possibles. Ce qui nous encourage à être optimiste quant à l’avenir de l’humanité. Il est nécessaire d’ouvrir l’esprit à son intuition pour appréhender cette nouvelle vision de la réalité qui place la conscience avant la matière et qui stipule que le temps, l’espace et la matière n’existent pas tels qu’on les conceptualise ordinairement. Marc Luyckx Ghisi décrivait déjà un changement de société rapide et profond dans son livre Surgissement d’un nouveau monde. Il soulignait à juste titre que « notre conception du temps, de l’espace, et de la matière sont en train de changer en profondeur. Et nous en sommes qu’au début. C’est un des enjeux fondamentaux de la société de la connaissance. Elle ne peut fonctionner qu’avec ces nouveaux concepts du temps, de l’espace et de la conscience ».
M. A. : En quoi l’intelligence intuitive que nous sommes sur le point de découvrir favorisera un bonheur moins formaté, et comment arrivez-vous à dire que cela empêchera le narcissisme et permettra une économie plus innovante et responsable ?
M. R.-P. : S’agissant du bonheur, l’intelligence intuitive permet de se libérer des injonctions et des modes d’emploi dont on est abreuvé quotidiennement, pour se rapprocher de la célèbre citation « Deviens ce que tu es ». Étymologiquement, le bonheur serait l’art de provoquer sa chance. L’intuition peut nous aider à nous rapprocher de notre moi profond et à mieux saisir les opportunités qui s’offrent à nous.
« Devenir ce que l’on est », reste un vrai défi ! Les théories sur les synchronicités et sur le processus d’individuation de Jung, ainsi que celle de Spinoza selon laquelle la joie est notre boussole ouvrent des voies insoupçonnées pour se réaliser.
L’art et la poésie (qui active d’ailleurs notre cerveau droit) peuvent aussi nous aider à mieux se connaître. Comme le rappelle CharlElie Couture qui est interviewé dans notre livre, poésie signifie création en grec. Le bonheur intuitif permet de rester dans une attitude créative face au destin et de se libérer de toutes les addictions que notre société consumériste nous inflige. Il faut savoir cultiver notre plus beau trésor : le sens du mystère.
Quant à l’économie, nous souffrons aujourd’hui d’une surinflation de « l’ego » liée à l’hypermodernité. Le capitalisme favorise l’émergence des dirigeants narcissiques. Comme l’évoque Elsa Godart (psychanalyste et philosophe interviewée dans notre livre), nous avons besoin d’une éthique de la sincérité et de dirigeants plus vulnérables. Pour ne pas sombrer dans le syndrome japonais du « hikikomori », la panne du désir vital. Aujourd’hui, c’est à la mode de parler de « burn out » ou de « bore out », mais en fait toutes ces expressions marketées à la sauce anglo-saxonne traduisent une panne du désir.
La société industrielle tend à privilégier depuis des siècles les compétences du cerveau gauche, au détriment des envies créatives du cerveau droit. La mode des « soft skills » exprime d’ailleurs un désir non avoué d’un retour des « cerveaux droits », avec leurs qualités relationnelles, émotionnelles, intuitives et créatives. Patricia Pitcher, économiste canadienne, distinguait trois types de leaders : les artistes, les artisans et les technocrates. Aujourd’hui, ces dirigeants technocrates ont pris le pouvoir et on peut les identifier grâce au célèbre test « MBTI » (Myers Briggs Type Indicator, qui s’appuie sur la classification de 16 personnalités) dans les profils organisateurs comme Henry Ford. Mais nous espérons qu’avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, ces dirigeants technocrates auront moins le vent en poupe…
Pour conclure, l’enjeu de notre société revient au fameux dilemme nietzschéen : savoir concilier notre côté dionysiaque avec notre côté apollinien. Ce qui revient à une délicate harmonie entre nos cerveaux gauche et droit.
Propos recueillis par Marc Alpozzo
Ferial Furon et Marjorie Rafécas-Poeydomenge, La Revanche du Cerveau droit. Une ouverture pour demain, Préface de Bruno Giuliani, Dauphin éditions, janvier 2022, 420 pages, 24 euros