Littérature abrégée, quand l’éducation nationale malmène la culture

A l’occasion du concours Défi mots organisé par l’Education nationale dans les collèges, je découvre avec effroi une maison d’édition dont les livres sont en dotations. C’est donc qu’ils sont en partie payés par les crédits des établissements… c’est donc qu’ils sont choisis pour leurs qualités pédagogiques… A moins d’autres choses qu’on voudra bien m’expliquer car il y a un point particulier qui ne cesse de m’inquiéter.

Il y a quelques années, un éditeur peu scrupuleux publiait en version « texte intégral » des ouvrages du patrimoine, mais avait trouvé astucieux de signaler aux jeunes lecteurs les parties qu’ils pouvaient lire et celles dont ils pouvaient se passer, par un système d’encadrés : aux oubliettes les longues et belles descriptions, place à la seule intrigue. Le niveau supérieur est atteint par les éditions Drôles de… qui publient des version… abrégées ! On comprendra en consultant leur site Internet qu’il y a a priori un petit souci (outre qu’il ne répond pas à toutes les obligations légales…) et que la société qui apparaît derrière ces livres, Dynamic Learning System, a une certaine opacité.

 

 

Réécriture des classiques

Confiée aux bons soins d’un obscur enseignant de théâtre lyonnais, cette activité de réécriture des classiques  — je le redis pour être sûr : réécriture des classiques ! — n’est pas un travail de présentation des meilleurs morceaux comme un recueil pédagogique d’extraits, mais un travail de coupure ici ou là pour faire moins gras. Ce qu’on tolère (mal) quand un classique devient un film d’animation Disney (qui change les fins — le conte d’Andersen La Petite Sirène —, ajoute ou tranche où cela lui chante, oublie même de citer l’auteur comme dans Le Bossu de Notre-Dame, car Hugo ne figurait initialement pas au générique, on adapte…), voilà qu’on voudrait en faire une norme et un exemple pour des lecteurs qui n’ont pas encore assez de distance avec les choses de l’esprit pour y débusquer la vilaine supercherie.

Il faut d’ailleurs se poser la question autrement : l’uniformisation volumique cache-t-elle autre chose ? faire croire aux élèves que tous les livres font 160 pages, et que l’Education nationale conforte cette donnée, n’est-ce pas leur insuffler l’idée sournoise que les textes n’atteignant pas cette norme ou la dépassant pourraient ne pas être lus ? Faudra-t-il imposer aux créateurs la charte des romans Harlequin avec telle norme sur les personnages, tel retournement au tiers du récit, tel formalisation des personnages ? En un mot : l’Education nationale entend-elle intervenir sur la création culturelle ?

 

 

Plusieurs réflexions

Si nos enfants sont trop mauvais pour lire de longs textes en entier, pourquoi ne leur proposent-on pas des textes courts ? Bien sûr, il y a des monuments incontournables du patrimoine littéraire mondial et qui sont de forts copieux volumes (Les Misérables, Guerre et Paix, Don Quichotte, Les Mémoires d’Outre-Tombe, L’Education sentimentale, etc.) mais il existe aussi de fort succulents petits textes qui doivent pouvoir servir de clés pour entrer plus avant dans la littérature. D’ailleurs, plusieurs éditeurs de qualité en font leur catalogue, comme Les Editions Sillages, par exemple. Les élèves ne peuvent-ils pas se régaler d’une nouvelle de Barbey d’Aurevilly, de Maupassant ?

Aucune mention de coupure du texte n’apparaît au lecteur, si bien qu’il semble s’agir du texte complet… Est-ce un abrégé ou une réécriture ? En tout état de cause, c’est une malhonnêteté intellectuelle. Car même si la mention existe bien, elle est en 4e de couverture et en petit à côté d’un code-barre, et, non, les collégiens ne sont pas encore formés à décrypter toutes les informations sur un livre !

Sur les livres ne figure aucune mention de prix (ni de code prix) ; on en vient à penser qu’il s’agit de tirage spécial pour cette occasion, voire d’une commande. Qui donc à l’Education nationale a pu avoir une si brillante idée ? où sont les coupables de ce décervelage programmé de nos jeunes ? pourquoi la culture est-elle devenue cette chose informe qu’on peut négliger et mépriser de la sorte ?

 

L’Education nationale, dont la mission est de combattre la médiocrité d’une époque faite de vitesse et de prêt-à-penser en formant des esprits libres et nourris, n’est-elle pas en train, tout au contraire, de former une génération d’élèves à qui on aura bien veillé à extraire tout sens critique, toute hauteur, pour en faire, simplement, une génération d’abrutis ?

 

Loïc Di Stefano

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