L’Œuvre sans auteur, Florian Henckel von Donnersmarck

La vie désordre

Si l’image de l’artiste est traditionnellement celle d’un empêcheur de tourner en rond, les linguistes nous disent que les mots art et ordre pourraient bien être de la même famille. Le nouveau film de Florian Henckel von Donnersmarck, L’Œuvre sans auteur, prouve en tout cas que le plus désordonné des deux n’est pas celui qu’on croit.

Si l’on n’a guère de mal à partager le désarroi de Florian Henckel von Donnersmarck face au succès remporté ces derniers temps par des films tels qu’Avengers 2637 ou 50 nuances de Grey, on peut néanmoins être surpris par le fait que, dans son nouveau film, L’Œuvre sans auteur, la seule référence explicite au cinéma soit – via un titre sur une marquise – Psychose. Certes, ce film d’Hitchcock a acquis depuis longtemps le statut de classique, mais on ne saurait dire qu’il se caractérise par une humanité débordante. Si quelqu’un fait vraiment peu de cas de la vie des autres, c’est bien Norman Bates.

Cependant, c’est bien la psychose, ou, pour parler plus simplement, la folie, qui est au centre de L’Œuvre sans auteur (ce titre même pourrait d’ailleurs être une définition de l’irresponsabilité qui est le propre des actes du fou).

La folie, oui, à ceci près qu’elle se présente ici sous deux formes distinctes, et totalement antagonistes. Il y a la folie de l’artiste et il y a celle du totalitarisme, le « nouvel ordre » que prétend apporter celui-ci étant bien plus nocif que le désordre produit par celui-là.

On ne saurait résumer en quelques lignes ce film de plus de trois heures, mais l’intrigue principale, qui débute à la fin des années trente, suit la carrière d’un peintre allemand, héritier spirituel d’une jeune tante internée pour schizophrénie et très vite rayée du monde des vivants par les médecins nazis. Certes, cette manière qu’elle a de se déshabiller totalement lorsqu’elle joue du piano est sans doute quelque peu incongrue, mais on découvre vite que cette nudité est beaucoup plus conforme à l’ordre naturel des choses que les uniformes impeccables des officiers nazis.

Toute la première époque (1) de L’Œuvre sans auteur est une illustration de la formule baudelairienne selon laquelle « la plus grande ruse du Diable, c’est de nous faire croire qu’il n’existe pas ». La plus grande ruse de la folie nazie – et c’est sans doute pour cela qu’elle a pu s’imposer – consiste à se parer des atours de la raison. Rien de plus parfait, donc, que ces uniformes. Rien de plus organisé, de plus élégant, même, que cette armée. Rien de mieux réglé que ce système qui ne craint pas de recourir aux chambres à gaz pour éliminer tout ce qui pourrait nuire à la pureté de la race humaine. Rien de plus indiscutable.

À ceci près que ce bel ordonnancement rationnel porte en lui-même sa propre contradiction. Explicitement ou non, il se présente comme le garant d’une loi naturelle, alors même que nous savons bien que si la nature a des lois, elle est aussi pleine de caprices et que ces caprices font partie de sa nature même…

«  Il faut tout de même voir qu’il y a des ordres apparents qui sont les pires désordres », écrivait Péguy dans Notre jeunesse. Derrière la rigueur du nazi se cachent une hypocrisie sans nom et une corruption à tous les niveaux : on ne condamne pas à la chambre à gaz un schizophrène ou un trisomique. On inscrit une croix sur son dossier. Ce code suffira pour que la « procédure » soit engagée et menée jusqu’au bout. D’une certaine manière, cette hypocrisie est dans la logique des choses ; plus exactement, c’est le seul moyen pour le système de dissimuler (et de se dissimuler à lui-même) son absurdité : les mêmes qui sont censés défendre la vie (et, donc, en particulier, des cohortes entières de médecins et d’infirmières) ne sont en fait que des pourvoyeurs de mort.

On dira sans doute que cette démonstration n’est pas nouvelle et qu’on a pu la trouver dans bien d’autres films avant L’Œuvre sans auteur, mais la force de ce film est que, sans pour autant oublier une seule seconde son sujet de base, il devient aussi, peu à peu, une réflexion sur la création artistique, et — une fois n’est pas coutume au cinéma — une réflexion convaincante.

Il est vrai que les deux sont intimement liés. L’héritage légué par la jeune tante défunte au héros de cette histoire tient en une phrase – en une injonction : « Ne détourne jamais les yeux. » Parce que, face aux abjections que le nazisme et, après lui, à un degré à peine moindre, le totalitarisme communiste dissimulent sous des hypocrisies, hélas très souvent « efficaces », l’art n’a finalement pas le choix ; la beauté qu’il entend découvrir et révéler ne saurait se trouver que dans la vérité.

Mais, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, celle-ci doit porter en elle-même une contradiction qui fait écho à la combinaison de lois et de caprices qui préside à la nature. Il n’est pas mauvais bougre, il n’est pas dépourvu de finesse, il est même très humain, ce professeur d’arts plastiques d’Allemagne de l’Est qui ne cesse de rabrouer notre jeune peintre chaque fois que celui-ci commence une phrase par Ich. D’autres, d’ailleurs, l’ont dit avant lui, et même en français : « Le moi est haïssable. » Mais l’effacement total de l’artiste, la production d’une œuvre sans auteur, cela donne le réalisme socialiste, auquel fait défaut l’élément sans lequel il ne saurait y avoir de création artistique — le parfum de l’intemporel.

En Allemagne de l’Ouest, la leçon est tout autre. C’est bien gentil tout cela, dit à notre héros son nouveau professeur lorsqu’il s’en vient examiner ses travaux dans son atelier, c’est bien gentil, mais ce n’est pas toi. L’apprenti peintre brûle donc sans hésiter tous ses « essais », mais reste, pendant toute une période, paralysé devant ses toiles blanches. Entre l’effacement du moi prôné à l’Est et l’affirmation du même moi décrétée à l’Ouest, où est donc la vérité qui fait la beauté ?

Miracle de l’art. C’est à partir d’un souvenir intime, du lien quasi-télépathique qu’il entretient avec sa tante défunte, de son désir de la faire revivre, que le peintre produit, à la faveur d’un jeu de lumière, le tableau, ou plus exactement la composition picturale qui, faisant du réalisme autre chose que du réalisme, révélera le passé et l’ignoble hypocrisie de son beau-père (ne nous faisons pas trop d’illusions : la vie quotidienne de celui-ci ne sera sans doute pas bouleversée outre mesure, mais comment pourrait-il ne pas être désormais hanté chaque jour par l’idée que quelqu’un sait ?). L’œuvre ici n’est pas à proprement parler sans auteur, puisqu’il a bien fallu que le peintre tienne ses pinceaux pour la produire. Mais qui, quelle force a donc guidé ses gestes sur la toile ? Si, dès son plus jeune âge, il se distinguait de ses camarades parce qu’il savait tracer à main levée des lettres parfaites quand les autres avaient besoin de pochoirs, c’était bien malgré lui. Non pas, comme certains pouvaient le croire, pour faire son intéressant, mais simplement parce qu’il pouvait — ce qui, on en conviendra, n’explique pas grand-chose.

On sait que Florian Henckel von Donnersmarck s’est inspiré pour écrire son scénario de la vie et de l’œuvre du peintre Gerhard Richter et que celui-ci a plus ou moins désavoué le film. Mais tout cela relève de l’anecdote. Peu de films ont aussi bien montré que L’Œuvre sans auteur cette étrange alchimie qui fait qu’en art, égoïsme et altruisme sont deux mots parfaitement synonymes. Ich est un autre.

FAL

Werke ohne Autor (L’Œuvre sans auteur). Un film écrit et réalisé par Florian Henckel von Donnersmarck, avec Tom Schilling, Sebastian Koch, Paula Beer. Directeur de la photographie : Caleb Deschanel. Sortie en salles en deux parties en juillet 2019.

(1) En cette époque pleine de blockbusters interminables, franchissant allègrement le cap de 2h30, on ne comprend pas très bien pourquoi le distributeur français a choisi de ne pas présenter d’une seule traite les deux époques de L’Œuvre sans auteur. Cette « scission » oblige le spectateur moyen à organiser son emploi du temps, et surtout, elle risque de priver l’ensemble du film de son unité. La tante du héros, par exemple, n’apparaît que dans les vingt premières minutes, mais elle marque l’histoire si profondément qu’elle reste « présente » jusqu’à la dernière seconde.

P.S. – « Le film qu’il faut lire. » Le slogan inscrit sur la couverture de l’ouvrage publié aux éditions Saint-Simon sous le titre L’Œuvre sans auteur est assez juste : ce n’est ni un roman, ni même une novelization qu’on nous propose ici, mais le script du film, sous une forme allégée. Les dialogues sont reproduits in extenso, mais les indications techniques telles que les mouvements de caméra sont totalement absentes de cette narration qui n’en est pas une, tout étant écrit et décrit au présent, de manière objective. Cette forme rebutera peut-être les amateurs de récits romanesques, mais elle permettra à tous les cinéphiles de voir comment est construit un scénario (et Dieu sait si le scénario est important dans L’Œuvre sans auteur). Une introduction du traducteur, un tableau de correspondances entre les personnages du film et les personnages réels qui les ont inspirés et une postface revêtant la forme d’un entretien avec le réalisateur complètent le texte et soulignent l’authenticité des événements rapportés. Un peu trop peut-être, puisque Florian Henckel von Donnersmarck explique malicieusement qu’un pacte avec le peintre Gerhard Richter (modèle du héros de son film) lui interdit de préciser ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas dans cette Œuvre sans auteur. Mais cette ambiguïté rejoint peut-être, certainement même, le sujet du film… et du livre.

Florian Henckel von Donnersmarck, L’Œuvre sans auteur. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Éd. Saint-Simon, juillet 2019. 19,80 euros.


Laisser un commentaire