Boulevard de Julien Duvivier et La Leçon de cinéma de François Truffaut
Festival de Cannes 1959 : la Palme d’or est attribuée à Orfeu Negro, de Marcel Camus. Autre film mémorable du même palmarès : Les 400 Coups, Prix de la mise en scène. Cette dernière récompense peut dans une certaine mesure surprendre, quand on sait que Julien Duvivier faisait cette année-là partie du jury. Certes, Truffaut critique avait mis un peu, et même beaucoup, d’eau dans son vin à propos de celui-ci dans sa critique de Voici le temps des assassins parue dans Arts en 1956 (1), mais il n’en reste pas moins que le nom de Duvivier faisait partie de la liste des représentants de la « qualité française » honnie et vilipendée par les Cahiers : la diversité même de ses films était bien la preuve qu’il n’était en aucune façon un auteur !
Donc, Duvivier n’avait pas profité de sa situation de juré pour se venger.
Il le fit toutefois de manière plus subtile – plus perverse peut-être ? – l’année suivante, en attribuant à Jean-Pierre Léaud le premier rôle de Boulevard, film inspiré officiellement d’un roman de Robert Sabatier, mais qui, à maints égards, a des allures de suite des 400 Coups, avec un scénario qui est comme le développement de certains dialogues du film de Truffaut. Comme on l’explique très justement dans l’un des bonus proposés dans le combo qui vient d’être édité chez Pathé, Duvivier prouvait avec ce film qu’il savait faire aussi bien que la Nouvelle Vague. Mais il n’entendait pas tant copier son style que le pasticher.
Le jeune Jojo, qui ne peut plus supporter sa belle-mère et qui en veut à son père de se laisser mener par le bout du nez par cette harpie, a claqué la porte pour aller s’installer dans une chambre située dans les combles d’un immeuble de Pigalle. Il tombe amoureux de sa voisine de palier, strip-teaseuse de son métier (Magali Noël, qu’on trouvait la même année au générique de La Dolce Vita), mais celle-ci a un amant (Pierre Mondy), ce qui ne simplifie évidemment pas les choses, même si celui-ci est un boxeur sur le retour qui ne fera jamais son retour et qui se contente d’être un homme entretenu. Cette désillusion et quelques autres du même type contribuent à faire germer des idées suicidaires dans la tête de Jojo, qui les mettrait peut-être à exécution si un end légèrement happy ne venait l’arrêter dans ses élans autodestructeurs.
Certaines scènes, donc, semblent être des références directes aux 400 Coups. Citons simplement cette course dans les rues de la butte Montmartre pour échapper aux poursuivants après un vol dans une boutique. Léaud, déjà très fidèle à lui-même, joue si faux que c’en est un plaisir. À vrai dire, ce faux sonne on ne peut plus juste, puisque le personnage est un petit garçon qui essaie de (se) prouver qu’il est déjà un grand.
Quant à Duvivier, il est là dans le choix des décors (avec une prédilection pour les toits de Paris), et surtout dans cette espèce de grisaille triste qui caractérise les rapports entre les personnages. Rien n’est jamais totalement sincère, mais rien n’est jamais totalement hypocrite non plus dans ces jeux de demi-dupes. D’ailleurs, comme dans La Fin du jour, ou comme dans Panique, adaptation du roman de Simenon Les Fiançailles de Monsieur Hire, Duvivier ne raconte pas à proprement parler une histoire – il propose plutôt une suite de portraits, ce qui implique une situation qui a peu de chances d’évoluer.
Ajoutons que Boulevard, comme son titre l’indique, a tout simplement une valeur documentaire, et que le Paris qu’on y voit nous semble aujourd’hui bien plus authentique que celui d’Amélie Poulain.
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Puisque nous n’avons pas pu parler de Boulevard sans évoquer Truffaut, signalons la réédition récente, dans la collection Champs, de La Leçon de cinéma, une série d’entretiens avec Truffaut sur toute sa filmographie (exception faite de Vivement dimanche !). Les Allemands n’ont pas craint de publier cet ouvrage sous le titre Le cinéma selon François Truffaut, en référence bien sûr au célèbre Cinéma selon Hitchcock, mais il n’est pas sûr que ce principe de « l’arroseur arrosé » s’applique totalement ici. Dans ces entretiens, qui sont la retranscription (avec, bien sûr, mise en forme) d’enregistrements qui avaient servi de base à un documentaire en deux parties diffusé en 1983 sur TF1, Truffaut, contrairement à ce que promet la quatrième de couv’, ne révèle guère les « secrets de fabrication » de ses films et ne se livre guère à des développements sur les aspects techniques de son travail, préférant chaque fois mettre l’accent sur les sujets mêmes de ses films et ne craignant pas de reconnaître certaines erreurs. Une réelle émotion se dégage de ces pages : « Moi, dit-il, je m’intéresse plus aux personnages qu’à la caméra. De toute façon, la caméra suivra toujours. » Où il appert que Truffaut n’était peut-être pas aussi hitchcockien qu’on pourrait le penser.
FAL
(1) — « Voici venir le temps des surprises : j’attendais un film français de plus, à mi-chemin entre l’obscure qualité et le plus clair commerce : au lieu de quoi, je “découvre”, pour ainsi dire, Julien Duvivier, l’homme et le cinéaste, dans un seul film. » Truffaut était, semble-t-il, coutumier de ce genre de revirement, puisqu’il adressa un jour à René Clément une lettre pour s’excuser du mal qu’il avait pu dire d’un de ses films quelques années plus tôt : il venait de s’apercevoir, en le revoyant, qu’il s’était trompé.
Boulevard, un film de Julien Duvivier, avec Jean-Pierre Léaud, Monique Brienne, Magali Noël, Pierre Mondy, Jacques Duby. N/B, 1h26. B-r/DVD Pathé, 26 juin 2024. 19,99 euros.
François Truffaut, La Leçon de cinéma – Entretiens avec Jean Collet, Jérôme Prieur et José Maria Berzosa. Flammarion, Champs Arts, juin 2024. 12 euros.