Chaos machine de Max Fisher : le cauchemar des réseaux sociaux

Finitude?

Les civilisations désormais se savent mortelles. Les peuples, sans pouvoir en fixer l’exact terme, n’ignorent pas davantage leur finitude. Longtemps pourtant les plus modestes crurent, en discrétion ou en exil, poursuivre leur chemin sous le manteau du secret. Vendéens, Arméniens, juifs… bon an mal an, à la tentative de leurs exterminations programmées, les autochtones ou peuples premiers déchus de leurs royautés ont survécu et il semblait que les choses puissent durer, quand coup de tonnerre sous la voûte céleste apparut, nouvelle ère, nouvel Argus, le numérique.

Chacun de nous déjà s’est figuré, un jour l’autre, carte bancaire désactivée, téléphone cellulaire abandonné, livré, nu, à la terreur de la traque sans moyen de fuir une terre où règnent et veillent QR codes et IA. Nous pensions avoir déjà cauchemardé le pire, quand lisant Chaos machine de Fisher, notre sang s’est glacé, comprenant enfin comment l’usage le plus anodin de nos ordinateurs pouvaient faire de chacun de nous, en moins d’une seconde, un parfait criminel ou un superbe cadavre.

Nous nous savions de longtemps sujets potentiels de nouveaux Auschwitz et Hiroshima, futurs youpins, tziganes et autres rebuts sociétaux, proies des Centuries noires, tutsis encore à la merci de nos voisins Hutus mais nous avons manqué d’imagination, incapables que nous sommes de nous figurer être à notre tour – responsabilité illimitée –   les mercenaires involontaires de massacres fomentés à simple doigt levé. Pourtant il faut nous rendre à l’évidence, nous vivons dans un monde, un temps que le plus agité des paranoïaques n’aurait pu fantasmer. Aussi ferions-nous bien de prendre la juste mesure de la situation avant que les choses ne dégénèrent davantage. 

La menace fantôme, soudain devenue réalité, nous impose, addict or not addict aux réseaux sociaux, de lire Chaos machine et de cesser de cliquer sans répit non seulement pour éviter de servir de cœurs de cible aux annonceurs mais simplement pour éviter de nous salir les mains et de perdre toute raison.

Le monde qui est advenu

Il s’agit ici de prendre la mesure de la dangerosité mortelle du plus innocent des réseaux sociaux :  FB, ce réseau ringard où les papies et les mamies, les boloss et les  no life, les célibataires ou les mariés postent les photos de leurs jours de gloire, celles de leurs niards, petits-niards et ascendants ;  les clichés de leurs Mômans, Papas et Papounets, les souvenirs de leurs merveilleuses soirées picon/bière ; de leurs inoubliables voyages et stations cocktail aux rives des mers du Sud, parfois aussi  leurs selfies à l’assaut des studios Harcourt….  Entre journaux d’Amiel et de Stendhal, chacun aujourd’hui, merveille des merveilles, se sait artiste où chaque seconde vaut « quart d’heure » warholien à l’applaudimètre des j’adore et des j’aime, sans oublier les nouveaux hiéroglyphes, qu’un peuple d’analphabètes dit « émoticônes ». 

Hélas pour eux, pour nous, pour tous, pour les précoces cadavres passés et à venir, ces papies et mamies, ces gentils no life partagent aussi d’autres posts : infos, brèves de comptoir, de Russie, d’Arabie, de Chine, de personne ne sait trop d’où, d’officines ou de partis, venues qui, déjà, en certaines occasions, se sont faites bon et prompt charroi de charniers.

Le livre de Fisher nous convie à saisir « la » raison du retour de l’inouïe violence, que chaque matin, ouvrant notre smartphone ou feuilletant encore – old fashion assumé -, au comptoir du café du coin, le journal de l’aube, du Ponant jusques à l’Orient, nous découvrons effarés : 

Les Réseaux sociaux, cher Argan, les réseaux sociaux; vous dis-je !

Toute société fabrique des exclus, rebuts de la gloire, mal aimés, mal baisés, sous-payés, déclassés, honnêtes artisans défaits par la mondialisation malheureuse, accablés par l’Europe des gros sous et reines et rois de leurs promos, réduits à ne régner que sur un mouchoir de morve.  Les sujets de souffrance ne manquent guère, en ce temps, nôtre où le Capital a joué notre Royaume et l’a effectivement perdu.

A notre maître absolu, sur la terre, le ciel et l’onde, cela n’a pas suffi. 

Il a fallu, pour le malheur commun, qu’à ce mal, déjà difficilement soutenable, ce mal qui fait légitimement, de quasi chaque habitant de la planète, un homme du ressentiment, selon la merveilleuse formule de Nietzsche, l’ajout – innocent ? – des réseaux sociaux ou à l’envi, la rumeur, en moins de temps qu’il ne faut pour la dire, s’imprime instantanément en mille esprits chagrins. Comme à l’accoutumée, le sage peut hausser les épaules et avec un sourire recommander à son fils de relire Beaumarchais, la tirade de Don Bazille :

La calomnie, Monsieur, vous ne savez pas ce que vous dédaignez…

aussi songeant aux mœurs des pays du Golfe et de ses banlieues planétaires, le bon Molière et  son Tartuffe ; ses Fourberie de Scapin  si l’envie venait à  son fils, étudiant, de  répondre aux Wokes et Black live Matters, à propos de l’antériorité de l’esclavage en terres d’Islam… aux anti comme aux pro vax encore, rappeler comme les vieux Diafoirus et Purgon jadis cheminaient de concert, persuadés de l’absolue valeur des remèdes du jour, cerveaux gonflés d’orgueil et portefeuilles bien garnis.  Ad libitum encore nous pouvons  répéter avec Shakespeare l’éloge de la mesure et relire la guerre de Troie n’aura pas lieu, certains qu’elle aura lieu parce qu’il faut bien purger l’économie, résoudre la question malthusienne, défendre le peu qui nous reste de fierté : intolérer l’intolérable à la condition de savoir distinguer le danger, désigner le bon ennemi du mauvais, le juste de l’injuste, le prétexte du vrai, l’adversaire du pigeon et l’ennemi du tigre de papier, toutes choses désormais quasi impossibles,  tant la technique – ô combien fabuleuse en temps de guerre légitime – de la désinformation, la capacité de faire tourner l’ennemi comme une mouche, marche désormais à plein régime contre des ennemis  imaginaires.

Nous voilà devenus bons sujets de la peur et d’elle seule

La voici, cette garce sournoise, attachée à guider, non sans raisons, chacun de nos pas.  Les honnêtes charlies n’ont-ils été assassinés ; les salles de concert, les écoles, les églises, les synagogues, nos rues ne sont-elles pas devenues scènes d’égorgement et théâtres de violences quasi quotidiennes, tandis que nous tentons désespérément de poursuivre dans le plaisir et la douceur notre chemin de croix ? Mauvaise conseillère, un truisme, cette peur nous égare qui pourtant, là est le point, par maints aspects, s’avère légitime considéré l’état des lieux et la disparition chez nombre de nos contemporains de tous surmois.

Le sage chaque jour s’évertue à calmer ses transports. Il sait la violence inscrite dans le patrimoine épigénique humain :  la fête des Fédérations, transmuée en terreur et la cocarde verte, cette feuille jadis  arrachée au beau jardin du Palais royal par le jeune Desmoulins, devenue le plus sanglant des étendards ;  la justesse des mots de Gorki et de Babel, des autres, rendus thanatophères et les maximes du Grand Timonier, celles du Lider Maximo, converties en charniers mais le sage ne se sert du Web que pour lire,  dans la paix de son bureau d’esprit,  des articles scientifiques et les archives gallicanes. Le sage n’est pas un usager des Réseaux Sociaux, lui qui envoie encore des lettres à ses petits-enfants et n’utilise qu’avec parcimonie son téléphone : il n’a pas vu, en moins de deux ans, l’antisémitisme refleurir chez les collégiens babtous que divertissait fort – trop lol, cé ouf –  messieurs Soral et Dieudonné ; pas plus qu’il ne s’est alarmé de l’impossibilité faite aux collégiens et aux lycéens juifs de demeurer dans le système scolaire public. Il n’a pas vu tous les garçons et les filles des générations Y et Z cesser brutalement, au même moment, sur la planète entière, de manger de la viande, comme leur intérêt soudain pour le climat grossir, enfler avant de crever de le découvrir service inutile ! Il a néanmoins vu la rue changer, les visages et les corps se modifier et a pu constater résider désormais à Jabaland, où chacun prétend, humanoïde ou humain, monstre chirurgicalement modifié, vivre à sa guise, selon les lois de sa tribu, chacun contribuant à sa manière à l’enrichissement d’une gigantesque limace géante qu’il pourrait,  s’il avait lu Fisher,  assimiler à la matrice que constitue cette toile où l’État emprisonne ses citoyens,  osant le mot “d’illettrisme numérique” dans un monde où l’illettrisme se voit savamment entretenu par une institution et un corps professoral aussi insuffisants qu’indifférents. 

Aujourd’hui, nous savons ce qui a achevé pour jamais de mutifier la voix des pères et des maîtres déjà bien assourdie par le consumérisme.  Anonyme et omniprésent, c’est le Net et lui seul qui a fait place nette, détruisant l’unique trésor qu’avait jamais posséder le frêle roseau pensant : l’exercice de la faculté critique qui seule permet de mettre chaque information à distance. Écrasée sous le beat, la noria et la puissance de la Toile où reposent, silencieuses et patientes, des milliards d’araignées prêtes à vampiriser le temps de cerveaux laissé disponible par l’intrusion massive de la publicité, cette disposition disparaît. Cauchemar non climatisé. Adieu les jours tranquilles à Rangoon ou à Washington, à Hong Kong ou à Pékin, à Kiev ou à Paris, les intelligents peuvent bramer à leur aise, dans le fracas du Chaos-Machine magistralement démonté par Fisher, personne ne les entend. 

Avec quelle allégresse et quelle joie le monde avait accueilli l’annonce du Printemps arabe et quel effroi celle de l’élection de Trump ! Avec surprise et sans beaucoup d’émotion, l’annonce du massacre des Rohingyas birmans…. Des paisibles commerçants sri lankais, suspectés d’avoir tenté de stériliser leurs voisins… Pourtant il s’agit à chaque fois du même mécanisme, du déploiement d’un mot, d’une phrase calomnieuse, encolérant – ô l’abjecte dictature de l’émotion, le goût du coup de poing, dans ta gueule lecteur, spectateur ! –  l’internaute, le contraignant d’exprimer son déplaisir en cliquant sur le champ. Il avait suffi de presque rien, un clic pour quelques milliers de morts, une bagatelle dans un monde surpeuplé. 

Avec une patience infinie et une précision remarquable, Fisher, reporter au New-York Times, conte comment de simples algorithmes ont entraîné la mort de centaines de villageois, aussi interrogé des spécialistes de l’addiction, surtout conté la saga libertaire de la Silicon Valley. Lisant ce chapitre,  j’ai songé aux Sons of Anarchy,  les héros de cette remarquable série et parfait palimpseste d’Hamlet – où des jeunes gens épris de liberté se retrouvaient contraints à troquer la joie d’aller les  cheveux dans le vent et l’activité de garagistes pour des occupations plus lucratives comme le trafic de drogue et d’armes, toutes deux également mortifères, et songé que chacun de nous, dans un monde où, moins que zéro, nous pouvons disparaître sans que personne ne s’en aperçoive, nous devrions cesser de faire les anges sous peine de devenir bêtes.

Ne cherchons plus la cause des émeutes, des insurrections et des violences planétaires à présent tellement ordinaires, nous qui nous nous sommes sentis si mortellement blessés le 7 octobre par l’absence de compassion du monde à l’égard des jeunes gens martyrisés, des jeunes filles violés et des enfants brûlés vifs : en Birmanie, les bouddhistes ont jeté des bébés rohingyas au feu, comme dans les années 80 les « islamistes » avaient fracassé les crânes des nouveaux nés aux portes de leurs maisons sous les yeux de leurs mères,  avant de les violer, les éventrer ou de les battre jusqu’à ce mort s’en suive.

La violence de la horde a fait retour. Chaque soir, au cinéma Planète, on joue Mad Max, jusqu’au coin de nos rues mais au nom de la liberté d’expression-que-de-crimes-on commet en ton nom, chacun, à l’affût du gain électoral que permet ce media, personne ne manifeste, métamorphosant les derniers sages et les derniers résistants, à leur tour en hommes du ressentiment ou en désespérés. Les cosaques sont dans nos murs stop Apocalypse suit, tandis que les papies et les mamies, en attendant l’heure bénie de l’euthanasie pour tous,  postent fleurs et nounours autour des visages angéliques de leurs ultimes petits-enfants rescapés de moult avortements de confort et que les belles de jour et de nuit se font, chaque jour plus belles pour aller danser,  influençant ou influencées,  à grands renfort de tutoriels,  tandis que la jeunesse estudiantine,  de plus en plus nombreuse – gloire au Collège pour tous ! –  au lieu de fréquenter les bibliothèques et les rues du quartier latin disparu, se fait, cheveux sales, ongles noirs de trop d’affichages et de tags, hurle sa terreur de lendemains qui ne chanteront pas et sa haine contre un ennemi imaginaire, au hasard le Juif et son corollaire, l’homme blanc.

Coupable forcément coupable.

Gary, en sa sagesse, avait vu le point, l’éducation européenne avait enfanté, outre Mallarmé et Beethoven, Mozart et Goethe, Constant et Kant, nazisme et communisme, deux sports d’équipes, rollerball d’une si assez rude violence, après avoir prétendu convertir la planète à ses valeurs, religieuses ou politiques qu’importe, massacrant les natifs, les déportant, les traitant – pré capitalistes – comme vulgaire marchandise, Stücken déjà corvéable à merci et vil déchet à cramer et à broyer,  passé la date de péremption.

Chacun son tour, n’est-ce pas ?

N’est-ce pas là justice ?

Maldoror, jadis avait cru régler son compte aux têtes molles et aux pleureuses, de toujours à l’œuvre sous le joug d’un père Ubu l’autre que leur sottise ne leur permet guère d’identifier. 

Demain n’a pas été un autre jour.

C’est la vie, Lily, courage fuyons !

Et merdre !

This is the end, dearest reader, this is the end !

Pas un homme politique n’a le courage d’affronter les firmes et la « matrice », d’en avoir si grande nécessité, un clic :  cent votes, une fausse nouvelle deux mille, qui dit mieux ?  

Sarah Vajda

Max Fisher, Chaos machine, préface d’Aurélie Jean, Éditions Marie Romaine, mai 2024, 457 pages, 19,90 euros

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