Fol, un dernier regard sur le passé
Quelle meilleure occasion d’exercer son humour que de se retourner, pour la dernière fois peut-être, au seuil de l’âge mûr, vers un adolescent d’autrefois, en proie au vertige de son premier amour ? Dire l’adolescence au masculin, le projet séduit d’attiser la curiosité des lectrices et de remettre en bonne place les idées du lecteur.
Avec lucidité, l’homme fait convoque le jeune homme romantique qu’il a été et qui en lui, inexpugnable, demeure ; ce merle moqueur qui, avec une constance sans égale, fait des lettres d’amour qu’Elle a tenu à lui rendre la matrice de sa vocation. Sa graphomanie ? En tout état de cause, le moteur de sa belle énergie.
Écrire ? Crier au monde qui s’en fiche comme d’une guigne son amour ? Écrire, comme l’amoureux se plaît à chanter, à prier ? Ecrire pour se sentir vivant dans un monde où nul ne se sait plus mort ou vivant ; prisonnier d’un travail qui consiste, la plupart du temps, à vendre à des gens qui n’en ont nul besoin des services et des objets bas de gamme, à fournir des Datas à une Intelligence qui, sans pitié, fera d’eux des chômeurs longue durée, des assistés, heureux récipiendaires du revenu universel, voués au seul loisir ; à moins que l’on enseigne un à peu près, rarement revisité, à des jeunes gens à qui Google suffit, des jeunes gens qui, quoique du monde et de l’amour, se fassent d’autres films, rêvent – chacun son tour – d’autres cieux, rivages et complices.

De l’ambitieux sujet du pétrarquisme et du lien nécessaire qu’entretiennent Mélancolie et Écriture, après tant d’autres, au hasard Alain-Fournier, Maximilien Friche nous offre sa version. Moderne, résolument moderne. Hideuse. Ricanante. Grinçante. Le malheur, une idée vieille dans l’Europe moribonde. Une version noire, non pas désir, mais noir humour. On est sérieux quand on a dix-sept ans. On s’y prend, là est le point. Surtout, on souffre comme si, au sortir de l’enfance, il fallait éprouver et emmagasiner suffisamment de douleurs pour, demain, demain, affronter les vicissitudes diverses que la vie, à foison, vous réserve comme mauvaise fée, au baptême des petits princes. Aurore du monde où déjà, en lettres de feu, clignote le noir de la nuit du tombeau. On ne relira jamais assez Perrault et La Fontaine, Beckett et Kertesz.
En dépit du titre, ici, pas un soupçon de Giono, prêtant à Blanche Meyer de mémoire bénie les traits de l’Adelina White de Pour saluer Melville ou ceux de l’Absente de L’Iris de Suse, pas le moindre accent de la révélation du juste Midi, sur le pont d’un paquebot en partance pour la Chine mais les tribulations sans héroïsme d’un héros narcissique et solitaire, un fils de la génération Grand bleu et Paracétamol, pauvre enfant sans défense du Nihilisme sans grandeur et de la Reconstruction en voie de déconstruction. La génération Roux et Combaluzier, celle où l’ascenseur social semblait marcher à plein régime, a fait long feu. Friche pare son antihéros – son frère d’âme et non d’armes – du beau nom de Renaud : un nom de chevalier, amoureux d’une certaine Alix dont le nom, en vain, signifierait de noble lignée.
Nul ne pourra lui reprocher d’avoir fait le moindre cadeau à l’adolescent qu’il a été. En revanche, les bolosses lui devraient reconnaissance éternelle. Non seulement, il ne l’estime pas bien beau mais lui prêtant une voix trop frêle encore pour s’affirmer tel que le doivent les mâles, il aggrave son cas. Non seulement, la Shéhérazade des intercours et des récréations pérore sans répit pour distraire les filles et déclame des poèmes mais chante Barbara et Ferré et non David Bowie. Major Tom, en sa haute solitude, aurait eu plus de succès, surtout aurait mieux convenu à la situation d’un fils de la périphérie, égaré, brebis quasi galeuse, dans un lycée prestigieux du centre-ville. Gageons que dans un lycée de banlieue, Renaud eût été plus malheureux encore, quoiqu’il n’eût, même occupé à folâtrer et à poétiser, pas redoublé sa Première et par là même, ne se serait pas vu condamné à ne plus croiser la dame de ses hautes pensées que dans les couloirs, aux rares instants offerts par des emplois du temps désormais aussi désaccordées que le sont, pour jamais-c’est terriblement long, leurs pauvres âmes.
L’ambition de Friche ne se limite pas à l’exploration de la détresse adolescente et de l’injure due au désormais sempiternel retour à Reims. Bien autre est son sujet de prédilection, le miracle d’être devenu écrivain, être parvenu à mettre sa vie en mots. Il en va du métier d’écrivain comme de celui du comédien, certains élisent Stanislavski pour maîtres et font de l’aveu et de la sincérité le pilier de leurs travaux, quand d’autres lui préfèrent Diderot et Jouvet. Friche, à l’instar de ses maîtres, Sartre, Suarès, Dantec, Michaux… appartient à la race des raconteurs de soi, la race des endeuillés de l’idéal et non à celle des furibards, qu’avec un génie sans pareil, incarna pour longtemps Paul Nizan, avant de disparaître, étouffé sous les bobards de Moscou et de ses larbins, écrasé et enfin aboli,sous le flux incessant des nouveaux arrivants.
Comment Friche est-il devenu ce blogueur acharné, exact critique littéraire et critique d’art ; ce jeune et infatigable éditeur – Nouvelle Marge n’a que neuf ans et vingt titres à son catalogue – et ce romancier prolifique ? La réponse est limpide : en se soumettant à l’ordre de la cruelle Alix : écrire, puisque l’amour qui, un bref, trop bref instant, fut le leur, n’a existé que sous la forme d’un non-lieu, d’un inadvenu, d’un rêve passager au rythme, trop rarement partagé.
Le troubadour ignore l’exacte raison qui l’a éloigné de sa Dame. Les copines, le climax, l’esprit du temps ? … En vain, du mystère de son bannissement, toute une vie, il disserte, s’accusant d’un baiser refusé, d’un trop plein de respect ou de timidité, de trop de maladresse, d’un comportement frisant le harcèlement…. Friche a besoin d’un coupable, le monde prosaïque et vide où il a eu le malheur de naître, un monde incapable de transcendance et d’hypostase, monde sans espérance et sans avenir. Aussi un monde qui ne sait d’autres dieux que d’absurdes fétiches.
Là encore, ce qui paraît certain ne l’est peut-être pas autant que les maîtres qu’il a élus le lui ont fait croire. Je songe à la joie pure, irradiant la tragédie du Dernier des justes de Schwartz-Bart, composé après la guerre ; encore à Stendhal, fils endeuillé de l’épopée…. Sans omettre bien entendu le modèle absolu du genre que, pour l’éternité, constitue La consolation de la philosophie, torche incandescante, arrachée à la torture et à la certitude de mourir sur l’heure.
Écriture peut, à la convenance de chaque âme, s’avérer volonté de gratter et de creuser la blessure, fuite dans l’imaginaire ou pratique de la joie devant la mort au creuset de l’artisanat.
Friche choisit, comme le remarque avec justesse Barsacq dans sa noble et belle préface, de s’attaquer, après Rougemont et quelques autres, au mythe amoureux. Le pauvre a connu bien des injures et des accrocs. Aujourd’hui on le nie. La science souveraine, avec une délectation sans pareille, en fait la simple conséquence de l’ocytocine…
Puisque hormone il y a, bénissons l’ocytocine. Pour saluer Melville ; en l’honneur du dernier Péguy, troubadour de Blanche Raphaël ; en souvenir de Pétrarque et de Dante, de Laure et de Béatrice ; de Bérénice et d’Aurélien, d’Ysé et de Mesa ; de Rodrigue et de Prouhèze ; de la Djamila de Tchinguiz Aïtmatov… Aussi, en souvenir de Léocadia, peut-être le meilleur remède aux chagrins d’amour qui prétendent durer toujours et le plus bel éloge de la pulsion de vie et de la féminité qui, sous le masque d’une simple pochade, se puisse. Dans l’écrin d’une pièce rose, Anouilh dissimule la structure d’un vieux conte où une jeune modiste s’affirme le meilleur adversaire de la cristallisation amoureuse comme paresse d’être, défaut de l’âme, qui, d’un simple baiser, désensorcèle un Prince. Il en va des écrivains comme de tout être ici-bas. Sur le front de bandière du Destin s’opposent, irréductibles adversaires, les écrivains de la maladie et ceux de la santé qui, chacun à leur manière, offrent matière à chefs-d’œuvre. Souffrir ou lutter. Grincer, peut-être avant que ne sonne l’heure du grand sommeil.
Alix ? Non seulement elle n’était pas – air connu – le genre de Renaud mais, de surcroît, l’objet de la cristallisation adolescente n’a pas beaucoup d’intérêt, excepté celui d’avoir compris n’avoir pas été aimée pour ce qu’elle était ou deviendrait, seulement, appelée de toute éternité à se transmuer en vent et eau du moulin à écrire.
Juste le sujet idéal du pétrarquisme adolescent.
Sans amour, s’en aller sur la mer, solfiait Gautier. Le moyen, mon ami Pierrot, sans amour, de prendre la plume ? Le moyen de n’écrire qu’à l’encre du fiel, de l’amertume, de la colère, du rire et de la haine, telle s’impose, majeure, la question posée par l’étrange roman.
Le monde, il est vrai, n’est guère aimable… mais excepté la glorieuse Restauration et tous les après-guerres, quel monde l’a-t-il jamais été ? En chacun de nous, la tentation de s’incliner devant le sacrifice de Grothendieck, celui d’Una bomber, désormais bien ancrée. Avant de devenir un vulgaire et habile écrivain pour bonnes femmes, Paul Bourget, hier, en un merveilleux roman oublié qui avait pour titre Le disciple, avait réglé la question.
Fol, roman touffu, débordant d’intelligence et de questionnements, mérite des lecteurs.
Qu’ils s’identifient ou pas à ce nouvel et éternel enfant du Siècle nouveau, cet enfant triste en quête de lumière et de sens, ce roman est leur, nôtre, à nous qui, en ce temps incertain, pour notre plus grande joie et plus profonde tristesse encore, résidons. Que leur royaume soit de ce monde ou de l’autre, les amoureux de la littérature, ceux qui, du passé, ont conservé ou gommé la mémoire, trouveront ici matière à remembrance, rêverie, réflexion ; occasion de plaisir, de sourire, de rire et de douleur. S’être cru Chatterton et se réveiller cadre dans une grande entreprise ; s’être voulu troubadour et se découvrir homme ordinaire…Avoir été la Bice d’un Dante au berceau et finir DRH. Retrouver l’Adorée, trente ans après, place du Châtelet, au Zimmer – lieu d’une scène mémorable de Masculin féminin de Godard – et commander – discordant un jour discordant toujours – qui, une camomille et qui, un whisky.
De ce lot commun, Friche, sans se départir jamais de la vertu cardinale d’autodérision, a su tirer le meilleur et pour cela mérite lecture attentive et haute considération.
Sarah Vajda
Maximilien Friche, Fol, éditions Sans Escale, préface de Stéphane Barsacq, février 2025, pages, 18 euros.