Filière de femmes d’Anna Jouy
Il y aurait un secret à découvrir. On dit qu’il est à l’origine. Il permettrait de tout comprendre ; de devenir ce que l’on est, enfin.
Ce serait, dit Anna Jouy, « une tentative de redéfinition de ce que je suis et qui n’a pas pu voir le jour ». Pour y parvenir, il faut remonter le fil des générations, mais on finit toujours par buter sur de l’inconnu… Pour l’auteure, c’est sa trisaïeule, Hyacinthe-Céline. On sait seulement qu’elle fut apatride, on suppose qu’elle fut nomade, elle venait de Bohème – ce que découvrit le père d’Anna, féru de généalogie, en particulier de la sienne, on comprendra pourquoi.
Un roman familial
Bien sûr c’est un roman familial : Anna Jouy a choisi son arbre parmi tant d’autres, puisque notre ascendance est une forêt entière. Nous descendons de deux parents, c’est-à-dire de quatre aïeux, c’est-à-dire de huit bisaïeux, c’est-à-dire de seize trisaïeux, sur un mode qui n’en finit pas d’être exponentiel – à moins d’adopter le fantasme biblique du clonage, selon lequel Yahvé se reproduit tout seul, sans le concours d’aucune femme, Adam étant à son image comme il est écrit… C’est dire que notre origine (on devrait dire : nos origines) se perd dans la multiplicité… Anna Jouy a choisi la filière des mères du côté de son père, sans doute pour percer le halo de mystère dont celui-ci reste entouré. C’est avec elles qu’elle compte se réconcilier.
Anna Jouy ne fait pas dans la dentelle, elle a le parler franc, elle nous épargne les fioritures, les euphémismes. Les secrets, elle va les dégoupiller !, écrit-elle. À noter que cette violence est salvatrice : une fois dégoupillée, la grenade ne peut plus faire de mal.
L’ordinaire des familles
Hyacinthe-Céline est l’ancêtre mythique, celle qui se prête à toutes les idéalisations, on l’imagine une femme libre, très vivante, peut-être un peu sorcière ? Pourtant, son intégration en pays étranger ne se fait pas sans dommage : sa fille Maria Agathe passe sa vie à endurer un autochtone alcoolique, violent, violeur d’elle-même comme de ses garçons. Un tyran absolu qui finit par violer également sa fille Emma dès qu’elle prend des formes. Celle-ci épousera un vieux « trop mou et trop sensible » nous dit-on, c’est Emma qui tient le gouvernail, en toute sécurité. Le nommé Calybite est charpentier, comme Joseph, le faux père de Jésus…
Faut-il en déduire une fatalité qui pèserait sur les hommes, selon laquelle ils seraient serait soit trop durs soit trop mous ? à moins qu’il y en ait qui ne soient ni l’un ni l’autre, comme les marins ne sont ni morts ni vivants ? C’est le cas d’Armand, un des fils d’Emma, le père de la narratrice. Le roman familial que tresse notre auteur donne à entendre que Calybite, le père officiel d’Armand, ne serait pas son père, Armand serait une exception qui libère quelque peu sa fille, la narratrice, d’une fatalité généalogique. N’est-il pas né avec des cheveux blancs ? Et pourquoi sa mère l’éloigne-t-elle de la famille en l’envoyant faire des études qui le rendent étranger à jamais à son milieu d’origine ?
Nous ne sommes pas ce que nous sommes
Bien sûr il y a des trous, des vides dans cette histoire familiale. Anna Jouy les comble avec de la fiction, comme nous faisons tous, à cette différence près : notre auteure sait qu’elle en fait un roman (ce qui nous vaut de très belles envolées) alors que la plupart du temps nous croyons dur comme fer à nos imaginations. C’est dire qu’en reliant par l’imaginaire les quelques éléments qui se colportent de notre histoire familiale, nous en faisons une religion. Répétant ainsi le geste ancestral : toute religion est d’abord la fresque des ancêtres créateurs.
L’écriture est rapide, directe, nous sautons de personnage en personnage dans l’attente de découvrir le secret annoncé, presque comme dans un polar (Anna Jouy en a écrit quatre). Les diverses scènes nous sautent aux yeux, elles nous sont indiquées au présent, ce qui rend l’écriture efficace, en même temps qu’empreinte de poésie dans les visions qu’elle nous propose. Cette écriture a le don de transmuer la morne réalité en une sculpture verbale, de telle sorte que l’on voir dans ce livre une manière de monument représentant la succession des mères.
L’auteure dit quelque part que ces femmes trainent avec elles un XIXème siècle dont nous découvrons la face obscure, des générations de femmes asservies, dures à la tâche, consentantes malgré elles, elles ne connaissent que quelques sursauts de vitalité vite oubliés (assommer son violeur, entrevoir l’amour avec un amant de passage). Malgré tout, d’une ancêtre l’autre, une libération se fait lentement jour – jusqu’à Anna Jouy.
Tout au long de la lecture, un suspens nous tient. Nous passons allégrement le viol incestueux, l’enfant de l’adultère caché : que de l’ordinaire dirions-nous, de simples effets de la misère que les divers protagonistes doivent endurer… On sent bien qu’ils n’y sont pour rien, car ils n’y sont pas, c’est leur condition qui les tient, à laquelle ils ne peuvent que se soumettre tous et toutes, ils n’ont pas d’autre horizon. Armand est le seul à s’en tirer, par décision de sa mère Emma, il sauve donc sa fille : elle peut parler ; écrire, en l’occurrence.
Arrivé à la fin du livre, alors que les aïeules ont acquis une humanité, aussi douloureuse fût-elle, pour le lecteur que je suis le suspens n’était pas dénoué. C’est que le secret est sans doute ailleurs, les révélations de l’inceste, de l’incertaine origine du père ne suffisent pas à éclairer le mystère. On a vu que la reconstitution de l’histoire faisait appel à de la fiction, comme s’il fallait du faux pour trouver du vrai, sachant que le vrai peut être faux (dans son blog Anna Jouy a tenu à indiquer que son nom est un pseudonyme : elle n’est donc pas elle, sans être l’autre pour autant…). D’où la question : et si notre condition même nous condamnait à ne pas être ce que l’on est ? Voilà qui est dur à admettre. à moins de considérer l’indéfini comme une ouverture, celle de notre liberté ?
L’ignorance de nos origines a un double effet : elle peut nous condamner à rester téléguidés par le passé sans qu’on en sache, mais elle peut aussi nous permettre d’aller voir ailleurs en toute innocence, j’aime à le croire.
Mathias Lair
Anna Jouy, Filière de femmes, éditions Sans escale, janvier 2022, 124 pages, 13 euros