Quand le tiret est vain, il ne faut pas le boire.

Il est dans la logique des choses qu’une langue évolue. C’est même une nécessité. Mais la logique devient quelque peu illogique quand un mot se met à signifier le contraire de ce qu’il veut dire. Et c’est ce qui se passe depuis quelque temps avec la confusion qui s’installe entre trait d’union et tiret.

Soit l’adresse internet suivante : jean-naimar@gmail.com. Demandez donc qu’on vous la lise à haute-voix. La majorité des gens vous diront : « jean-tiret-naimar », alors que le signe situé entre jean et naimar est en réalité un trait d’union. Le tiret, à la vérité, est plutôt un trait de désunion.

Comme son nom l’indique, le trait d’union sert à lier deux mots (ou plus) qui, pour ainsi dire, n’en font qu’un. Et c’est l’outil qui permet de distinguer sur le champ (= sur le terrain où pousse du blé ou du maïs) de la locution adverbiale sur-le-champ (= immédiatement). Le lien est d’ailleurs parfois tellement étroit que le trait d’union finit par disparaître totalement. C’est ainsi que plateforme est en train de supplanter plate-forme (et est senti comme un seul et unique mot, au point qu’il n’est même plus question, au pluriel, de mettre un -s après plate comme on le fait — ou comme on est encore censé le faire — après bon dans bonshommes).

Il y a des cas où il ne serait sans doute pas malvenu d’utiliser un trait d’union, et où on ne le fait pas (ne serait-il pas raisonnable d’écrire *trait-d’union ou, au lieu de tout à fait, *tout-à-fait ?) ; il y a aussi des cas un peu flottants (on peut désormais écrire indifféremment compte rendu ou compte-rendu). Mais une chose est sûre : quand trait d’union il y a, il y a union.

Tout autre est le tiret, qui marque, sinon exactement une interruption, du moins l’intrusion d’une nouvelle voix dans un discours. On l’utilisera par exemple pour marquer le changement d’interlocuteur dans un dialogue :

« Salut, vieille branche, dit-il en arrivant.

— Vieille branche toi-même », lui répondis-je. 

Ou, même si la voix qu’on entend est la même, le tiret surgit pour indiquer qu’elle change de registre ou de tonalité. Qu’on quitte la narration ou la description pour insérer un commentaire ou une précision plus ou moins « en marge ». On emploiera évidemment un second tiret une fois le petit excursus terminé.

Paul — et il était loin d’être le seul dans son cas — ne pouvait tolérer que Jacques puisse tenir de tels propos.

Reste à savoir, Docteur Freud, quel démon peut bien être à l’origine de ce méli-mélo — on peut aussi écrire mélimélo — entre trait d’union et tiret. Allez savoir : l’histoire des langues regorge de phénomènes arbitraires. Mais il n’est pas interdit de penser que ce refus de l’union, de l’unité, puisque c’est finalement de cela qu’il s’agit, est à mettre en rapport avec l’idée contemporaine, juste ou erronée, que l’avenir qui se prépare ne prolongera pas directement ce qui est aujourd’hui. Qu’une rupture se dessine. Qu’elle a déjà eu lieu quand on voit l’état présent de certains partis politiques.

Et que la devise que Gérard Oury avait mise dans la bouche de ses conspirateurs de La Folie des grandeurs, « Un pour tous… Chacun pour soi », fait beaucoup moins rire aujourd’hui. Les problèmes n’ont plus de solution ; ils ont une dissolution.

FAL  

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