« Ready Player One » : plongez dans l’OASIS avec Spielberg

On peut se demander pourquoi le septuagénaire Steven Spielberg s’obstine à réaliser des films pour enfants, nécessitant une logistique numérique fastidieuse et des centaines de programmateurs (Tintin, Le Bon Gros Géant, Ready Player One), alors que, visiblement, il se passionne davantage pour les drames historiques réalisés en « dur » (Lincoln, Cheval de guerre, Le Pont des espions, Pentagon Papers). Volonté sincère de garder un pied dans l’enfance ? Refus de « passer pour un vieux » ? Esprit de compétition d’un cinéaste voulant rester le roi du divertissement ? Envie d’explorer toutes les possibilités techniques du cinéma d’aujourd’hui ? Sans doute un peu tout cela à la fois.

Pour les spectateurs adultes qui hésiteraient à entrer dans la salle, précisons que Ready Player One a tout de même un avantage par rapport au « simple » émerveillement enfantin suscité par Tintin et Le Bon Gros Géant : c’est une œuvre de science-fiction. Or, depuis vingt ans, on le sait, Spielberg se sert de la SF pour égratigner la société contemporaine : voir A.I., Minority Report ou La Guerre des mondes.

Qu’on juge plutôt l’argument de Ready Player One : au milieu du XXIe siècle, le monde est devenu une décharge à ciel ouvert. Résignée, l’humanité fuit la réalité et se réfugie dans le monde virtuel de l’OASIS, où tous les délires sont possibles, gratuitement. Mais une firme multinationale cherche à privatiser ce Nouveau Monde pour en tirer profit. Avant de mourir, et afin d’éviter que l’OASIS tombe entre de mauvaises mains, le créateur « verrouille » son système en créant un jeu de piste complexe, basé sur la culture geek des années quatre-vingts. Seul un vrai amoureux des eighties pourra trouver le secret de l’OASIS et en hériter…

Ernest Cline, l’auteur du roman original, l’a avoué : il s’agit ni plus ni moins que d’une version SF de Charlie et la chocolaterie. Pour Spielberg, après Le BGG, c’est donc un retour à Roald Dahl ! Avec ce mélange particulier de méchanceté et de vrai enchantement.

Méchanceté et enchantement

Méchanceté car il faut voir comment Spielberg ridiculise quelque peu ces Américains, les montrant gesticuler dans le vide avec leur casque virtuel sur la tête, véritable caverne de Platon portative, qu’ils soient chez eux ou dans la rue. Et de suggérer amèrement la renonciation des gens à prendre leur vie en main, à voir la Vérité en face. Sans oublier la bêtise profonde de ce monde virtuel où règne le « n’importe quoi » : une orgie numérique où King Kong détruit Mad Max, qui détruit Chucky, qui détruit Batman, qui détruit… Nul doute que Spielberg le sale gosse, l’auteur de 1941, a voulu ici briser, une bonne fois pour toutes, tous les jouets de la pop culture.

Enchantement car, malgré cet univers virtuel, il y a une émotion réelle à voir le jeune héros du film, un geek solitaire et malheureux (Tye Sheridan), obtenir, par-delà la mort, la reconnaissance d’un autre geek, tout aussi solitaire et malheureux, le créateur du jeu (Mark Rylance). C’est la même émotion qui nous étreignait lorsque Roy Neary, dans Rencontres du troisième type, entrait enfin en contact avec les E.T. après une longue quête. Et qu’il s’agisse d’extra-terrestres ou de jeu virtuel, peu importe au fond. Ce qui compte pour Spielberg, c’est de transmettre au public d’aujourd’hui un mythe fondateur de l’Occident, celui de Galaad trouvant le Graal grâce à sa pureté et à son innocence. Autrement dit : c’est la rencontre avec ce qu’il y a de divin en nous.

 

Dans un monde qui fuit hystériquement en avant, seul celui qui aura le courage de s’arrêter, de se retourner, de revenir en arrière et d’analyser le passé pourra progresser. Hommage aux historiens que Spielberg admire tant ? Sans doute, car les plus belles scènes du film sont celles où le héros arrête de courir pour aller au « Musée virtuel », afin d’explorer minutieusement les archives, ici des images enfouies qui n’intéressent plus personne. Et, par le calme sonore enfin retrouvé, ainsi que par les mouvements parcimonieux de la caméra, qui contrastent avec la liberté délirante des plans de bataille, on a vraiment l’impression d’être dans une bulle temporelle : c’est le bureau de Halliday, où celui-ci évoque son héritage (1) ; c’est sa chambre d’enfant, dans les années quatre-vingts, trou temporel digne de Interstellar (2), où le jeune Halliday, enfant quasi autiste au regard douloureux, côtoie son double âgé.

Cette revanche troublante, fantomatique, du passé prend encore plus d’ampleur lorsque le héros et sa bande se lancent dans l’exploration… d’un film de Kubrick, dont je cache le titre pour ne pas gâcher votre plaisir, et dans lequel certains joueurs se perdent dangereusement, faute de culture.

Cette dernière référence est loin d’être gratuite et constitue peut-être la clé du film : à la mort de Kubrick en 1999, Spielberg a lui aussi hérité d’un grand projet inachevé, A.I., qu’il a mené à bien. Et c’est à la fin de A.I. que Spielberg est allé le plus loin dans la fausse douceur, là aussi au cœur d’une chambre/cerveau : a priori une fin heureuse, puisque l’enfant parvient à faire ressusciter sa mère défunte, en réalité la fin la plus amère qui soit, une illusion créée pour un robot par d’autres robots, dans un monde où l’humanité a disparu depuis deux mille ans.

Ainsi, malgré l’enchantement qu’il cherche à dispenser, Ready Player One ne peut s’empêcher de véhiculer une certaine ambiguïté, comme si Philip K. Dick se cachait sous l’avatar de Walt Disney…

Claude Monnier

Et si vous poursuiviez l’aventure en lisant le roman qui a inspiré Steven Spielberg ?

Le roman d’Ernest Cline est publié en France par Presse Pocket, sous le titre Player One, traduit de l’anglais (USA) par Arnaud Regnauld, mars 2015, 624 pages, 10 euros

Notons la critique dithyrambique et quasi unanime sur le roman :

« Avec Player One, Ernest Cline propose un roman futuriste taillé sur mesure pour les geeks. Cline a ainsi pris soin de développer deux ambiances radicalement différentes : celle du monde réel, sombre, violente, à la merci des grandes puissances industrielles ; et celle de l’OASIS, onirique et protéiforme, et dont les seules limites dépendent de l’imagination de ses créateurs. Les références aux films des années 80 et aux jeux vidéo de tous temps pleuvent… » L’Express / « Harry Potter a grandi, et il est le Player One ! » Huffington Post /  « Un véritable “nerd-gasme”. » The New York Times /  « Toutes les émotions et tous les souvenirs d’une génération, merveilleusement compilés dans un roman. » Entertainment Weekly / « Ce roman fait d’Ernest Cline le geek le plus populaire et sexy de tous les temps. » USA Today

(1) Je précise que Laeticia n’a rien à voir dans cette histoire.

(2) Film que Spielberg a préparé mais n’a pas réalisé.

Ready Player One (2018) de Steven Spielberg, avec Tye Sheridan, Olivia Cooke, Ben Mendelsohn, Mark Rylance, T.J. Miller, Simon Pegg ; scénario : Zak Penn, Ernest Cline, d’après son roman ; photo : Janusz Kaminski ; montage : Michael Kahn ; musique : Alan Silvestri ; direction artistique et décors : Mark Scruton, Adam Stockhausen ; production : Warner, Amblin, Reliance Entertainment, Village Roadshow Pictures ; durée : 140 minutes ; sortie : 28 mars 2018.

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