Rio Bravo
Rien de mieux en ce monde…
Depuis quelques mois, les éditions Akileos ont la bonne idée de mettre à la disposition des cinéphiles français la série des petites monographies (un livre, un film) éditée à l’origine par le British Film Institute. Le choix des œuvres est assez original : pas de Cuirassé Potemkine à l’horizon, pas plus que d’Aurore ou de Citizen Kane. Le BFI vise plutôt d’autres classiques, plus « populaires » et (relativement) plus récents : Shining, Alien, Brazil, Le Voyage de Chihiro, etc. Signe qu’une nouvelle génération est à l’œuvre sur la petite planète cinéphile ? Sans doute.
Il est d’ailleurs fort à parier qu’un jour, dans la traditionnelle « liste des meilleurs films de tous les temps », Vertigo, 2001 et Citizen Kane (trustant depuis 30 ans les premières places), soient détrônés par Piège de cristal ou Blade Runner (ce dernier film étant d’ailleurs étudié dans un des ouvrages).
Dans ce souci de défricher de nouvelles tendances et d’apporter un vent frais (l’esprit Starfix soufflerait-il outre-manche ?), le BFI a fait cependant une petite exception : en 2003, il a demandé au doyen Robin Wood de consacrer une étude à Rio Bravo (1959) de Howard Hawks. Pour les jeunes gens qui nous lisent, il faut savoir que le britannique Robin Wood, décédé hélas en 2009, n’est pas n’importe qui : il était l’un des plus grands spécialistes du cinéma américain de l’Age d’or, professeur de cinéma sur plus de quarante ans, défenseur de la première heure de Ford, Hitchcock et Hawks, qu’il interviewa dans les années 1960. En quelque sorte, il prit la suite, sur le territoire anglo-saxon, des célèbres Jeunes Turcs des Cahiers du cinéma : Truffaut, Rohmer, Godard, Rivette, Chabrol, qui n’avaient pas peur, eux non plus, de défendre un cinéma populaire méprisé par l’intelligentsia.
Rio Bravo est certes un classique reconnu et ultra-analysé par les amateurs de western, mais il est fort probable que les cinéphiles « sérieux » (d’aucuns diraient « sinistres »), qui ne jurent que par Eisenstein, Tarkovski, Bergman ou Wajda, ne le mettraient pas en première place de l’Histoire du cinéma.
Rio Bravo est la quintessence de l’art d’Howard Hawks
C’est pourtant ce que fait Robin Wood dans cet ouvrage. Mieux : il ne le l’affirme pas, il nous le fait comprendre, laissant le film parler de lui-même. Appuyé par des photogrammes précis, souvent de grande qualité, Wood reprend scène par scène le film de Hawks et, alors, l’évidence saute aux yeux : Rio Bravo est la quintessence de l’art hawksien, qui consiste à « s’installer dans l’être » (selon la belle formule d’Éric Rohmer), à mettre en image avec amour, dans des plans longs et frontaux, presque théâtraux, des personnages qui s’observent, se jaugent, se mettent au défi et s’estiment, ayant tous choisi, délibérément, de travailler au cœur d’un univers hostile. Un univers en vase clos, entouré par un Néant littéralement sartrien : un monde sans Dieu, où l’homme est totalement libre et responsable de ses actes, où la vie n’a aucun sens, sauf celui qu’on lui donne.
C’est un univers délibérément abstrait et interchangeable qui permet à Hawks de mieux mettre en valeur le comportement des protagonistes, et leur intelligence. Qu’il évoque le transport du courrier en Amérique du Sud (Seuls les anges ont des ailes), la contrebande portuaire aux Antilles (Le Port de l’angoisse) ou le maintien de l’ordre dans une petite ville du Far West (Rio Bravo), peu importe. Ce qui compte vraiment pour Hawks, c’est la dignité de l’Homme. Plus exactement : de l’Homme et de la Femme, puisque pour lui, signe de sa modernité totale, la femme est l’égale absolue de l’homme.
L’autre particularité de l’ouvrage est son ton éminemment personnel : se sachant à la fin de sa vie et n’ayant plus rien à prouver, Robin Wood se permet d’évoquer, souvent de manière iconoclaste, son propre parcours de cinéphile et d’homme : il a failli mourir d’une perforation intestinale avant d’écrire ce livre et sa « dernière pensée » fut alors… pour les personnages de Hawks et leur stoïcisme face au Néant ! Il évoque à plusieurs reprises son homosexualité et pense ainsi mieux cerner l’homosexualité latente de certains héros hawksiens (ce que le cinéaste, dans un lapsus révélateur, appelait des « histoires d’amour entre hommes »). Le tout avec un humour dérisoire qui n’est pas sans rappeler l’auteur de L’Impossible Monsieur Bébé, qui n’hésitait pas à se moquer, quel que soit le genre abordé, du Mâle américain. D’ailleurs, même dans Rio Bravo, on peut voir John Wayne en jupons !
Ainsi, à la lecture de ce petit livre, l’on ne peut s’empêcher de penser : rien de mieux en ce monde qu’un film de Howard Hawks. Et puisque Rio Bravo est son film le plus harmonieux, le plus subtil dans sa construction, rien de mieux en ce monde que Rio Bravo.
Claude Monnier
Robin Wood, Rio Bravo, Akileos, « BFI les classiques du cinéma », août 2017, 101 pages, 11,90 euros