Emilia Perez : avis sur un maelström désenchanté

Avocate brillante, Rita est exploitée plus que de raison par sa direction. Un beau jour, elle est recrutée par Manitas, l’un des plus puissants chefs de cartel mexicain dans le but de l’aider à se retirer et de réaliser son rêve : devenir une femme.

Depuis son sacre à Cannes pour Deephan en 2015, Jacques Audiard ne cesse d’essuyer des critiques voire des revers, à l’encontre de ses choix, plus ou moins judicieux et de sa démarche qui semble déplaire au plus grand nombre. Son apport sur la série Le Bureau des légendes, pour lequel il a été hué et son dernier travail, Les Olympiades, film passé presque inaperçu, annonceraient presque le déclin de ce réalisateur talentueux. Quant à son western, Les Frères Sisters, il aura divisé et déçu les férus du monde des cow-boys, surpris par sa méthode. Pourtant, elle n’a point changé depuis Regarde les hommes tomber et ses velléités dramatiques prévaudront toujours sur le sujet.

Or, cet entêtement nuit peut-être à sa carrière, puisque certains pointent du doigt son incapacité à se renouveler. Cette pique acide assez réductrice ne valorise pas suffisamment ses prises de risque avec Deephan, aussi bien à l’occasion des Frères Sisters (un français tournant un western américain !) ou lors de sa collaboration avec Céline Sciamma avec le sensuel Les Olympiades. Contrairement aux idées reçues, l’homme murit et s’aventure en terre inconnue quitte à se brûler les ailes. Et Emilia Perez vient confirmer cette tendance avec force : en évoquant le thème de la transidentité à travers une hybridation des genres, le cinéaste s’essaie à un exercice périlleux, en adéquation avec son hubris créative et son audace formelle ! Le Festival de Cannes n’a pas hésité à récompenser son culot (Prix du Jury et Prix d’Interprétation féminine). À raison ?

À la croisée des chemins

En s’inspirant d’un des protagonistes du roman Écoute de Boris Razon, Jacques Audiard bâtit un monument d’écriture, tiraillé entre grandeur et décadence, traversé par des sensations extrêmes, où douleur, raison, rédemption, incongruité se côtoient pour le meilleur et pour le pire. Le principe a de quoi décontenancer : un narcotrafiquant désire changer de sexe avec l’aide d’une avocate puis espère ensuite renouer avec les siens tout en se rachetant de ses péchés commis dans le passé. Ce synopsis, ubuesque s’il en est, épouse qui plus un amalgame de styles et de genres qui s’étend du polar au drame tout en accordant une place prépondérante au film musical.

Monstre composite dénué de toute cohérence, Emilia Perez semble reposer sur une vaste farce scénaristique, qui aurait extrait toute once de crédibilité à son dispositif. Et il est vrai que le long-métrage peine à joindre autant d’éléments contraires, dont l’unique lien ostensible en termes de mise en scène, se décline en chansons et en ballets austères. Ainsi, on se retrouve balloté dans tous les sens quand le réalisateur démultiplie inutilement les enjeux tandis que les genres se juxtaposent à l’écran, parfois maladroitement.

Fort heureusement, il reprend la main avec brio au moment de délivrer des numéros musicaux, sobres, mais intenses, portés par une Zoé Saldana en état de grâce. Et sa verve poétique transpire quand on s’y attend le moins, avec en point d’orgue cette séquence crépusculaire, s’attardant sur l’image d’une maison attaquée puis enfumée, sublimée par la photographie. Par ailleurs sa direction d’interprètes se distingue une fois de plus et il prouve qu’il ne possède que peu d’équivalents en France sur ce point. Une force non négligeable dès qu’il doit se concentrer sur l’un des axes les plus épineux.

Une question d’identité ?

En se focalisant a priori sur le thème de la transition de genre, le réalisateur s’attaque à un dossier brûlant, qui fracture toutes les strates de la société. Mais il n’en est pas à son coup d’essai, puisque sa filmographie foisonne de problématiques osées tandis que ses personnages transgressent tous les codes pour mieux s’émanciper et accomplir leur destin. Amateur de perdants magnifiques, Audiard portraiture des caractères trempés au vitriol, aux excès et surtout au désespoir. De fait, ni Emilia Perez et encore moins Rita n’échappent aux règles établies par leur créateur. Et plus l’action se déroule, moins la question du changement de sexe d’Emilia se pose, du moins dans les attentes philosophiques.

De prime abord, on relèvera une approche frontale binaire, dépourvue de toute nuance, accumulant les clichés autour d’un combat légitime. Néanmoins, c’est mésestimer le talent d’Audiard et remettre en cause sa ligne directrice que de simplifier son analyse et de rabaisser la puissance de son regard. Obsédé par la quête d’identité de ses héroïnes, le cinéaste s’affranchit du postulat sexuel brandi lors de l’échange chanté entre le médecin et Manitas pour éclairer davantage le parcours tragique de trois femmes, à qui l’on a tout donné puis tout repris. Au fond, chacune s’interroge sur qui elles sont, éternelle question pour mieux se comprendre et apprendre.

Regarde les femmes tomber

Certes, Emila Perez n’échappe pas au discours tout illustratif autour de la condition féminine si bien que la posture pataude d’Audiard peine à convaincre, les paroles peu subtiles des refrains laissent peu de place à la suggestion, donnant le champ libre à un pamphlet compréhensible, mais sans saveur (à l’instar de l’introduction d’Epifania). Toutefois, l’ensemble convainc par son déséquilibre positif, chaque pirouette ratée est contrebalancée par deux acrobaties bien exécutées. Audiard refuse la confrontation miroir avec des figures masculines pour mieux définir les contours de ces femmes davantage préoccupées par leur introspection que par la lutte pour leurs droits. Un écueil ou juste une volonté de revenir aux sources du foyer comme à son accoutumée.

Ici, on désire fonder une famille ou la quitter pour mieux la protéger et finir par renouer avec elle. Graal absolu à même d’absoudre toutes les fautes, le cocon familial doit être préservé à tout prix, même si la vérité blesse et qu’elle détruit tout dès qu’elle resurgit. Une manière de prioriser l’essentiel ou tout simplement d’accepter pour renaître de ses cendres ; Emilia est un phénix bien singulier, attachante ou agaçante ; quoi qu’il en soit, elle cristallise à elle seule tous les défauts et les qualités du long-métrage qui lui est consacré.

Objet non identifié, provocateur et nonchalant, Emilia Perez suscitera le dégoût chez les uns et fascinera les autres, ne laissant personne indifférent. Et c’est à travers les tiraillements induits par cette composition protéiforme que l’on ressent toutes les hésitations, mais aussi le savoir-faire d’un homme prisonnier d’une fureur inventive incontrôlable. Une ultime folie avant la résurrection ?

François Verstraete

Film franco-américain de Jacques Audiard avec Zoé Saldana, Karla Sofia Gascon, Selena Gomez. Durée 2h10. Sortie le 21 août 2024

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