« La Légende de Bruno et Adèle », Tel Aviv façon polar

Amir Gutfreund (1963-2015), né et mort à Haïfa, a laissé l’image d’un homme malchanceux — fils de rescapés, il a perdu sa première femme d’un cancer avant de disparaître à son tour à 52 ans, emporté par le crabe — et particulièrement aimable : j’aurais vraiment aimé apprécier son ouvrage ou ne rien savoir de lui, de sa vie, de ses actes ni devoir affronter son beau regard ouvert et amical sur les photographies !

 

Pas très original pour un roman israélien, son dernier opus, La Légende de Bruno et Adèle interroge, inlassable, le poids de la tentative d’extermination des juifs d’Europe dans l’imaginaire national sur un mode schizophrénique, forcément schizophrénique. Conflit de génération triplement aggravé !  Pour tout domaine mystérieux, des charniers, l’impuissance comme legs, augmentée de son très apparent contraire, les violences inhérentes à la renaissance d’une nation. Sans oublier le substrat socialo-communiste, balayé en moins de dix ans par la massue libérale et ce que pudiquement depuis 1967 la gauche israélienne, lassée de l’injustice et percluse de culpabilité, appelle « la situation ».  Terreau difficile à qui prétend vivre seulement mais pour l’écrivain un véritable combo que ce trio névrotique comme numéro à l’encre noire sur les bras blancs des petits-enfants. Au pays retrouvé, il pleut des chef-d’œuvres. Pas que les juifs soient plus doués que quiconque mais le pays est jeune, la langue vieille et neuve ensemble. Surtout, tant à dire du rêve fracassé, de l’inacceptable héritage, du retour des démons – dibbouks des pères ou vampires assoiffés de sang juif –  et des peurs conjointes d’appartenir au camp des vaincus comme au camp des vainqueurs. Au pays d’Aporie, la littérature seule saura, éphémère, résoudre ce qui ne se peut. Je pense au dernier livre d’Eskhol Nevo, Jours de miel,  à Ailleurs peut-être, à Mon Michaël, au Jour de ténèbres et encore à  Judas  d’Amos Oz… 

 

La Légende de Bruno et Adèle
Amir Gutfreund

 

Hélas, La Légende d’Adèle et Bruno fait un peu figure d’exception. Je regrette fort de n’avoir pas été convaincue et de n’avoir pas eu le temps de lire ses précédents ouvrages particulièrement Les gens indispensables ne meurent jamais (prix Saphir, l’équivalent du Goncourt, 2003. Hélas,  ce n’est pas l’homme des interviews glanés ça et là sur la toile qu’il m’incombe non de juger mais d’apprécier. Seulement un roman sous couverture blanche.

 

Avouer la concurrence déloyale !  Oz n’aura écrit, sur le mode majeur ou mineur, que des livres magiques. Que dire d’Appenfeld ? À tout le moins « qu’à la fin de l’envoi, il touche ».   Inutile de vanter les mérites de David Grossman, de d’Eskhol Nevo, sans oublier Sayed Kashua, les Arabes dansent aussi, la Deuxième personne Et il y eut un matin ! Quelle œuvre que celle de ce Palestinien qui a choisi d’écrire en hébreu et que la gouvernance netanyaouesque a poussé à l’exil américain. Amir Gutfreund avait de très sérieux concurrents. Il va sans dire que je peux m’être trompée.  Pas intrinsèquement un mauvais livre mais un livre dont les intentions charment davantage que la lecture n’enthousiaste. Décevant en un mot.

 

Le bandeau publicitaire, souverain, proclamait : « Meurtres à Tel-Aviv – une enquête sur la force de la littérature ». Mazette ! L’intention forçait le respect et j’ai omis, ouvrant le livre de me souvenir que la proclamation aujourd’hui a pour habitude de masquer « l’absente du bouquet ». Ici la littérature.

 

La Légende de Bruno et Adèle
Bruno Schultz

 

Comme ce fut le cas en 1986 dans Voir ci-dessus amour, la figure de Bruno Schulz se voit chargée du beau rôle d’intercesseur pour dire l’indicible, l’imprescriptible, le secret, le tu.  Il faut dire que Bruno Schulz n’est ni un homme ni même une victime ordinaire. Un artiste. Dessinateur, il a été admis aux Beaux-Arts de Vienne, lui et non le jeune Adolf H.  et ensuite un écrivain véritable, de ceux qui dans une génération, se comptent sur les doigts d’une main. De surcroît, l’ami de Gombrowicz et de Witkiewicz. Sacré trio. Seul Gombrowicz survivra à la tragédie européenne.  Inutile de faire l’éloge de l’œuvre de Schulz, deux recueils de nouvelles fantastiques dont l’une revisitée par Wojeick  Haas dans La Clepsydre ferait presque passer Kafka pour un auteur de romans roses ! Schulz, certes peu connu du grand public, incarne à la perfection la notion d’auteur culte, le mort à qui de très jeunes écrivains écrivent sans relâche des lettres non pas au père mais au frère. Ces lettres à l’éternel collatéral dans la fratrie, lettres à Virgile, à Brunon Schulz, à David Jérôme Salinger, à Jean-René Huguenin, forment sans doute le plus beau des requiem jamais composés.

 

Que dire de sa vie ? Pasticher Napoléon ? Toute vie exige roman quand, dans le cas de Schulz, c’est sa mort qu’on retiendra.  En 1941, à la suite de l’opération Barberousse, les nazis installent un ghetto à Drohobycz, la ville natale de Schulz qui se voit « protégé » par Landau, un nazi qui aimait les arts -. Une sacrée plaisanterie : Félix Landau appartenait au corps des SS, Haupscharfürher, membre d’un Eisatzkommando. Le monstre d’ailleurs a tenu son journal et peu fait mystère de son œuvre de meurtrier de masse, déplorant au passage l’usage de deux balles par tête par ses « soldats » ! Il a été jugé comme figure centrale du programme d’extermination des juifs galiciens. Il advint que Landau vit et goûta l’art dégénéré du juif polonais Schulz et qu’il le convainquit d’exécuter pour lui une fresque murale qui n’a pas été retrouvée. Seule,  l’illustration de Grimm dans la chambre des enfants Landau fut retrouvée, une partie d’icelle volée par les Israéliens au grand dam de la sainte Pologne.  Les voleurs juifs, ayant argué de la non protection de l’œuvre, mal recouverte par les différents résidents de l’ancienne demeure Landau, l’affaire en resta là,  précipitant les lecteurs et les admirateurs de Schulz dans la plus grande des perplexités. Les amants de la chose littéraire devaient-ils se réjouir de voir réalisés les mythes de Pénélope et de Shéhérazade ou seulement frémir ? La suite appartient à un autre genre littéraire qui n’aurait pas déplu à Schulz, le théâtre de l’absurde. Satire Ironie et sens plus profond. Landau abattit un dentiste qu’un de ses Kamarad – sans doute avait-il de mauvaises dents – protégeait, qui, pour s’en venger, abattit le juif de Landau. Ainsi disparut pour jamais l’œuvre à venir et le manuscrit du roman en cours, titré, ça ne s’invente pas  Le messie.  De l’œuvre et du destin de Schulz, Grosmann dans le meilleur de ses ouvrages à ce jour, fit un usage tout à fait remarquable. On peut évoquer à son propos l’Orlando de Virginia Woolf et l’Ulysse de Joyce, il était donc extrêmement risqué de réitérer l’essai. Quasiment grotesque. Chez Gutfreund, l’œuvre de Schulz devient une vague toile de fond citationnelle. Une espèce de décor à la Agnès B., non pour vendre des chiffons mais un méchant roman sociétal travesti en polar. Méchant ? Il s’agit avant tout de faire affleurer le plus de sang possible à la surface de la blessure israélienne.

 

La Légende de Bruno et Adèle
© Yoni Lerner

 

Chez Grosmann, la présence de Schulz autorisait l’auteur à évoquer l’inévoqué (le grand massacre),  à entrer où n’entrent pas les fils  (Auschwitz), il n’en va pas de même de Gutfreund, chez qui, air du temps,  le signe s’est substitué à la chose.  Les meurtriers ont laissé sur les murs d’étranges graffiti, des citations de Schulz que même Google ne parvient pas à authentifier ( invraisemblable invraissemblance a-romanesque)  pour permettre à  une ado en fugue  d’apparaître, rebelle, comme la figure suprême du sauveur d’Israël. Pourquoi pas ? Pas comme ça.

 

Cousu de fil blanc. L’effet Salinger relu par un publicitaire. Le stéréotype, non condamnable en soi, n’est pas aussi simple d’usage qu’il paraît.  Certes il est beau que les personnages engagent plus qu’eux-mêmes dans le stéréotype :  un être collectif, une mémoire littéraire, mythique mais, quoique je trouve naturel de faire d’une jeune fille, Electre, Antigone – le lien nécessaire entre les vieillards et les hommes dans la force de l’âge – le personnage de Zoé,  faute de langage ad hoc et de profondeur d’écriture,  ne m’a pas convaincue, moi qui adore les romans de Oates et ses jeunes filles et tiens Viol pour un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine.  Tout ça pour vous dire que je ne reproche pas à Gutfreund de n’être pas Joyce ou Cervantès mais de n’avoir su si faire œuvre ni écrire un polar mais un vague grouillement d’intentions toutes surlignées qui mises bout à bout ne créent ni surprise ni plaisir ni n’ajoutent ou ne soustraient un détail ou une virgule à notre méconnaissance d’Israël.

 

La Légende de Bruno et Adèle
© Niv Maoz

 

Quatrième de couverture : « Une série de meurtres particulièrement sanglants fait la une des journaux de Tel-Aviv ». Pourquoi pas ? Bernanos dans Un crime se servit du polar pour faire œuvre d’art, Chesterton aussi avec son cher Jeudi et son inspecteur Brown, d’autres moins célèbres…  Que dire de Melville et de son roman d’aventures demeuré dans la mémoire humaine pour l’ouvrage majeur sur la condition humaine et de La Montagne morte de la vie de Michel Bernanos ?  Le détournement de la littérature de genre souvent engendre des livres remarquables.  Ici un polar poussif. Amateurs d’Ellroy et de Lehanne s’abstenir. On est chez le premier Dantec lui aussi, remarquez bien, sous couverture blanche, entre sur-démonstration et livre de genre.

 

Non, Gutfreund ne sera pas pour Israël ce que fut Memories of murder pour la Corée du sud et le cinéma policier mondial, le coup d’archet du tzigane, mais simplement un des milliers d’auteurs qui, en veine de structure narrative, utilisent le polar d’avoir lu dans les revues de sociologie l’éloge du fait divers comme espace où affleure l’état d’une société.

 

« Sur les lieux de chaque crime, le commissaire Yona Merlin, amateur de bons de réductions et volontiers mélancolique, découvre de mystérieuses inscriptions »  (on est tout de même en Israël au pays dont les ancêtres lisaient la Torah !). Évidemment flic rime avec mélancolique, un truisme pour qui sait la réalité du job. Bons de réduction, il est pauvre… et puis depuis Colombo, un flic se doit – topos de la littérature policière- d’avoir des tics.

 

Un journaliste spécialiste des graffiti. Il faut bien à l’intrigue ajouter un jeune figurant pour aider l’adolescente rebelle à retrouver l’estime d’elle-même. À défaut de résoudre la question israélienne, défendre la noble cause du développement personnel et rendre aux femmes leurs prébendes : le domaine de la psychologie.

Le lecteur connaît Zoé depuis qu’il a lu Quelqu’un avec qui courir, de Grosmann. D’ailleurs sa figure traîne ses guêtres sans relâche dans la Littérature-Monde.

Les assassins, un trio assez cinématographique. Il faut bien quand on compose un roman songer en premier lieu aux prémices d’un scénario de film ou de BD n’est-il pas ? Un homme loup qui tient de Logan dans les X-Men, un géant et un débile léger ont à la peinture rouge graffiti du Bruno Schulz sur leurs scènes de crime…

 

La Légende de Bruno et Adèle

 

Israël, en ne s’occupant pas des traumatisés et en ayant nécessité de soldats, a créé – pays militariste et brutal – CQFD des monstres ! Air connu ! Plain-chant du post-sionisme ! Le polar était roman à thèse : aucune surprise lors du dévoilement.  Quant au pauvre Schulz personne ne voit vraiment ce qu’il est venu faire dans cette galère, excepté servir d’argument d’autorité littéraire, de saint patron à une intrigue mal fichue et prévisible. Captatio benevolentiae…. En dépit de la meilleure des dispositions, le lecteur se sent un peu floué par cette critique du talion. Car enfin s’agit-il d’autre chose ici ?  Un mort a fauté et ses petits-enfants se verront un à un assassiné par les victimes. La métaphore est limpide, Gutfreund accuse les chasseurs de nazis, l’armée israélienne et les civils qui votent à droite de réclamer le prix du sang. Est-ce vraiment là leur action ? Le roman à thèse ne laisse aucune chance à aucune dialectique de se mettre en mouvement . Là où le bats blesse.

Sans doute, le lecteur français sera heureux de trouver toutes les raisons de n’avoir aucune envie de s’installer en Israël : la même m… que partout en Europe, psychoses et névroses décuplées, sans parler évidemment de « la Situation » qui, tel un virus sournois désâme le pays et empêche tout un chacun de compatir à la dureté du sort, à l’écart incommensurable entre le « pays réel »  et le portrait qu’en aura pour jamais laissé Chris Marker à l’aube de la Guerre des Six jours qui, pour le peuple juif, en dépit de sa victoire, « fut une nuit éternelle. »

 

Sarah Vajda

 

Amir Gutfreund, La Légende de Bruno et Adèletraduit de l’hébreu par Katherine Werchowski, Gallimard, « Du monde entier », novembre 2017, 288 pages, 22,50 euros

 

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