Sur la construction après que + subjonctif

In the mood

 

Un linguiste regrettait récemment que l’on perde un temps fou à discuter de détails dérisoires, les vraies priorités étant ailleurs. Par exemple, plutôt que de disserter sur le bien- ou le mal-fondé de l’orthographe inclusive, on ferait mieux, disait-il, de rappeler au bon peuple qu’après que se construit en français avec l’indicatif.

 

Car enfin c’est vrai, zut, ce n’est pas bien compliqué. Avant, c’est avant, donc c’est incertain, hypothétique, donc il est logique que l’on emploie après avant que le subjonctif, mode de ce qui n’est pas encore acquis. Après, c’est après, donc c’est du sûr, du vrai, donc il est dans l’ordre des choses que l’on emploie l’indicatif, mode du réel, après après que. Pour ceux qui voudraient un moyen évitant de s’égarer, on pourra citer deux références mnémotechniques. Chrysale, à propos de Trissotin dans Les Femmes savantes : « On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé. » Charles Trenet : « Longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu, leurs chansons courent encore dans les rues. »

 

Mais est-ce si simple ? est-ce si clair ? Il faut croire qu’ici la force de l’évidence est bien faible, puisqu’il ne se passe guère de jour que nous n’entendions à la radio des formules du type « après qu’il ait remporté le match », « après qu’ils aient conclu un accord », etc.

 

Saturne par Polidoro da Caravaggio au XVIe siècle
Saturne par Polidoro da Caravaggio au XVIe siècle

 

Certains, pour expliquer cette erreur, invoquent la déesse Analogie, celle qu’on va chercher lorsqu’on n’identifie aucune cause essentielle. Par exemple, l’accent circonflexe sur nous fûmes, parfaitement gratuit (puisqu’on aurait bien du mal à lui trouver quelque origine que ce soit dans le latin fuimus), ne se « justifie » que par la volonté plus ou moins consciente « d’aligner » ce nous fûmes sur vous fûtes, lequel vient du latin fuistis, où le -s qui précède le -t est bien l’ancêtre de l’accent circonflexe sur le -u. Donc, dans le cas qui nous occupe, après que se construirait avec le subjonctif tout bêtement par mimétisme ‒ pour faire comme avant que.

 

Allons donc ! Rappelons d’abord qu’un tel raisonnement oublie que l’usage du subjonctif dans une phrase française n’est pas uniquement lié à l’aspect incertain d’un fait ou d’un événement. Quand par exemple je dis : « Bien qu’il soit malade comme un chien, Nestor est  parti travailler ce matin », il est hors de question de contester la réalité de la maladie de Nestor. Le subjonctif soit est là parce qu’il s’inscrit dans la pensée globale de la phrase, et dans le rapport ‒ rapport ici illogique, puisque c’est un rapport d’opposition ‒ entre les deux propositions. Le latin, dans un cas pareil, n’hésite pas à dire : quanquam morbidus est (bien qu’il est malade). À l’inverse, le français ne craint pas de dire : « Je pense que Pierre est rentré chez lui à cette heure-ci », avec donc un indicatif là où il n’y a que supputation. L’italien, plus logique, emploie un subjonctif après le verbe penser.

 

Mais revenons à nos moutons. Avant, c’est avant, donc subjonctif après avant que. En français, oui, indubitablement. Mais le latin, plus nuancé et plus subtil, ne l’entendait pas tout à fait de cette oreille et faisait entrer en jeu ce qu’on appelle aujourd’hui un peu pompeusement la focalisation. Dans un récit, le narrateur pouvait très bien dire : « Pierre est parti avant que je suis venu », si, racontant son histoire après la bataille, avec un point de vue objectif donc, il avait la certitude que les deux événements, à savoir le départ de Pierre et sa venue à lui, le narrateur, avaient eu lieu l’un et l’autre. En revanche, on disait en latin : « Pierre est parti avant que je sois venu » lorsqu’on se plaçait du point de vue de Pierre qui, par définition, ne pouvait pas alors savoir si j’allais effectivement venir ou non. Cette incertitude peut se rendre en français par une formule du genre « sans attendre que je sois venu », qui n’exclut pas que j’aie pu poser à Pierre un lapin et que je ne sois en fait jamais venu (1).

 

Ce raisonnement qui voudrait fonder une opposition entre avant que et après que à partir du couple réalité/hypothèse doit donc être relégué au magasin des accessoires. Et oublions au moins un temps cette opposition pour ne nous intéresser qu’à après que. Las ! nous ne sommes pas au bout de nos peines, dès lors que nous avons clairement à l’esprit que la proposition lancée par après que s’inscrit en fait dans une antériorité. Si l’on cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé, il faut bien, pour que l’on cherche le sens de ses propos, qu’il ait parlé avant. Dieu merci, nous disposons en français, pour exprimer ce décalage, du passé antérieur : « Il se mit à chanter après que nous eûmes fait silence. » Seulement, comme nous le rappelle Benveniste dans ses Problèmes de linguistique générale, le passé antérieur (ici, eûmes fait) ne fait l’affaire que quand on a démarré sur un passé simple (il se mit). Si l’on démarre, comme c’est le plus souvent le cas dans la langue parlée, sur un passé composé, il s’est mis, que faut-il donc mettre après après que ? Certains, peut-être, se contenteront d’un « Il s’est mis à chanter après que nous avons fait silence », mais il y a là une belle absurdité puisque le décalage temporel, l’antériorité impliquée par après que est rendue (ou plutôt, n’est pas rendue) par deux verbes à un temps identique (passé composé pour s’est mis et pour avons fait). 

 

Le seul moyen de s’en tirer est de fabriquer un « passé composé antérieur », autrement dit un passé surcomposé pour le second : « Il s’est mis à chanter après que nous avons eu fait silence. » Mais ce passé surcomposé, s’il est reconnu officiellement dans certaines grammaires et si l’on en trouve de multiples occurrences depuis des siècles, a toujours eu des airs de passager clandestin, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas très heureux à l’oreille (2). Alors, il n’est pas étonnant que le bon peuple ait opté pour une solution plus économique, même si elle impliquait l’emploi du subjonctif, forme a priori plus complexe : « Il s’est mis à chanter après que nous ayons fait silence. » Il y avait, en espagnol classique, des cas où un subjonctif simple venait, un peu de la même manière, remplacer un indicatif composé de bric et de broc. Le côté incertain du mode subjonctif permettait, dès lors qu’il était à un temps du passé, de le loger dans la portion précise du passé imposée par le contexte.

 

Enfin, une remarque légèrement philosophique s’impose à propos de l’expression du temps dans une phrase. Y a-t-il vraiment des cas où une proposition circonstancielle de temps ait seulement une valeur de temps ? « Il ose me parler ainsi, quand j’ai tout fait pour l’aider depuis sa naissance ! » Le point d’exclamation final suffit pour nous dire que la chronologie qui se dessine ici engendre l’indignation : quand j’ai tout fait pour l’aider = bien que j’aie tout fait pour l’aider (3). Opposition, donc. Comme nous l’avons vu plus haut, il n’est pas surprenant que le subjonctif s’arroge le droit de fourrer son nez dans ce genre de contexte.

 

À côté de l’opposition, on pourrait tout aussi bien rencontrer la cause ou la condition. Un docte grammairien explique que, malgré toute sa largeur d’esprit, il ne voit vraiment pas pourquoi on dirait autre chose que : « Je monterai dans ma chambre après qu’il sera parti. » Vade retro, Satana, si tu t’avises de dire : « Je monterai dans ma chambre après qu’il soit parti. » Et pourtant, est-il si difficile de voir que ce n’est pas seulement l’horloge, c’est aussi et d’abord la politesse qui entre en jeu ici ? La bienséance me dit que, si je ne veux pas passer pour un goujat, il faut qu’il soit parti pour que je m’accorde le plaisir d’aller me coucher.

 

La vérité, c’est qu’il n’y a pas de mot plus fallacieux que le mot mode tel qu’il est employé dans les grammaires françaises. À l’origine, il implique qu’on peut choisir librement une manière d’envisager une situation, d’adopter tel ou tel point de vue. Mais très rares sont les cas où ce choix entre mode indicatif et mode subjonctif demeure encore possible : « il semble qu’il n’est pas d’accord/il semble qu’il ne soit pas d’accord » ; « je ne doute pas qu’il ne vienne demain/je ne doute pas qu’il viendra demain » ; « je ne pense pas qu’il est venu hier/je ne pense pas qu’il soit venu hier ». En outre, bien malin qui pourrait dire s’il existe toujours une vraie nuance entre les deux formulations.

 

Mais en quoi serait-il scandaleux de redonner à ce mot mode son plein sens ? Il ne nous semble pas aberrant d’accorder une légitimité à après que + subjonctif dans tous les cas où l’on peut déceler dans après un parfum de causalité, de concession, de condition. Bref, non pas seulement l’expression d’un constat, mais la construction d’un vrai rapport. En un mot, la dynamique propre à toute idée digne de ce nom.

 

FAL

 

 (1) Selon certains grammairiens, cette différence de point de vue peut être rendue en français par l’emploi du ne dit explétif après avant que. « Il est parti avant que le train arrive » impliquerait que le train est effectivement arrivé après son départ. « Il est parti avant que le train n’arrive » n’implique pas que le train n’est jamais arrivé, mais signifie qu’on se soucie fort peu de savoir si, dans la suite de l’histoire, ce train est arrivé ou non. Mais tous les linguistes n’admettent pas ce subtil distinguo. 

(2) Mais attention : contrairement à ce que certains affirment d’un grave pas et d’un grave souci, « il a été tué » n’est pas un passé surcomposé. C’est un passé composé passif. Sa version surcomposée (et imbuvable) serait « il a eu été tué ».

(3) Dans le même ordre d’idée, voir comment alors que peut signifier selon les cas pendant que, bien que, ou les deux à la fois.

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