« The Other Side of the Wind », la résurrection d’Orson Welles

Orson Welles est mort il y a trente trois ans mais son nouveau film va bientôt envahir les écrans du monde entier. Par quel miracle est-ce possible ? 

L’explication tient en un seul nom : Netflix. Le géant de la VOD a en effet acheté l’ultime film du cinéaste, The Other Side of the Wind, dont le tournage est terminé depuis… 1977, mais dont le montage est resté inachevé à cause d’un imbroglio juridico-familial à faire pâlir les Hallyday. Certes, les « écrans du monde entier » dont je parle ne sont pas exactement ceux auxquels on s’attend mais ceux des téléviseurs HD, des tablettes tactiles et des ordinateurs. Que voulez-vous, nous sommes au XXIe siècle…

Sans doute pour s’acheter une légitimité dans le monde de la production cinématographique, les gérants de Netflix jouent en ce moment les mécènes : ils produisent le prochain Scorsese, The Irishman, film de gangsters avec De Niro, Pacino, Pesci et Keitel, dont aucun studio classique n’a voulu, pour cause d’acteurs trop vieux, de budget trop élevé et de sujet « démodé » en ces temps de super-héros (sortie prévue en 2019). Et, pour ce qui nous concerne aujourd’hui, ils ont financé l’achèvement complet du film de Welles, tâche complexe car, en son temps, Welles pensait déjà le montage à la manière d’Oliver Stone au début des années quatre-vingt-dix, pour JFK et Tueurs nés : des milliers de plans qui s’entrechoquent frénétiquement, avec des pellicules différentes ! 

Pour ce faire, Netflix a engagé des techniciens de prestige, tous réunis autour du producteur d’origine, Frank Marshall (devenu depuis le partenaire de Steven Spielberg et l’époux de Kathleen Kennedy), et de Peter Bogdanovich, ami de Welles et acteur dans le film. Le tout sur une musique composée pour l’occasion par l’octogénaire Michel Legrand, musicien auquel Welles pensait à l’époque. 

 

Orson Welles, Peter Bogdanovich et John Huston sur le tournage de « The Other Side of the Wind »

 

Mais qu’est donc The Other Side of the Wind ? C’est une satire du Nouvel Hollywood, montrant comment un vieux cinéaste, Jake Hannaford (incarné par John Huston), tente de se faire une place parmi les jeunes loups des années soixante-dix. Et pour « être dans le coup », il a réalisé un film d’auteur dans la veine d’Antonioni, au titre pompeux (L’Autre côté du vent). Mais le soir de son 70e anniversaire, au moment où toute la jet-set hollywoodienne fête à grand bruit son come-back, Hannaford cherche mystérieusement à fuir le tourbillon des mondanités… 

L’originalité de cette œuvre de Welles… c’est que ce n’est pas une œuvre de Welles ! En effet, tous les plans du film sont censés être tournés par d’autres : il s’agit soit des films 16mm de la fête, tournés à l’arraché par les convives, soit du film dans le film, esthétisant et prétentieux. Ce goût du pastiche n’est pas nouveau pour Welles, c’est même ainsi qu’il a marqué l’Histoire : en 1938, alors vedette de la radio, il se sert magistralement du medium pour faire croire à l’Amérique entière qu’une invasion extraterrestre est en cours, à l’occasion de son adaptation réaliste de La Guerre des mondes de H.G. Wells. Et, en 1941, il commence son chef-d’œuvre Citizen Kane par de fausses actualités, les News on the March, criantes de vérité (1).

 

Les bobines originales

 

The Other Side of the Wind est donc la poursuite de sa réflexion sur le mythe du Génie, sur la manipulation des foules par les media et sur la prolifération superficielle des signes, au détriment du sens, au XXe siècle. C’est d’ailleurs à la même époque qu’il réalise son superbe essai F for Fake (Vérités et mensonges) sur le monde des faussaires.

« Peut-être que le nom d’un homme n’a pas d’importance » murmurait Welles dans la plus belle séquence du film, face à la célèbre cathédrale de Chartres. Un chef-d’œuvre architectural qui nous éblouit depuis des siècles et qui, pourtant, n’a pas de signature, pas d’Auteur unique, cette notion vaniteuse étant étrangère à nos ancêtres…

 

 

Peter Bogdanovich, Bill Weaver, Orson Welles et Oja Kodar sur le tournage de  « The Other Side of the Wind » (Photo © José María Castellví & Royal Road Entertainment)

 

Initiateur du cinéma d’auteur, c’est-à-dire du cinéma à la première personne, Welles est conscient d’avoir malheureusement « créé un monstre » : en 1970, au moment où il commence The Other Side of the Wind, il y a des « Auteurs » partout, dans tous les pays ! Même à Hollywood, en s’affranchissant des producteurs à poigne du type Darryl Zanuck, les jeunes cinéastes sont devenus mégalos, se prenant pour Jupiter sur le plateau. Et cela, Welles n’en peut plus. Cette course au nom, à la signature, le dégoûte. Il en arrive même à ne plus supporter son propre style, le fameux « baroque-noir-et-blanc-au-grand-angle », et c’est pourquoi, avec The Other Side of the Wind, il prend un malin plaisir à « disparaître » de son film.

Bien sûr, la « disparition » de Welles dans The Other Side of the Wind est illusoire puisque le cinéaste reste le maître d’œuvre de l’ensemble. Et surtout, sa magie est là, dans l’éloquence et l’innovation extraordinaires du montage. 

 

Le cinéaste Gary Graver, Oja Kodar and Orson Welles sur le tournage de « The Other Side of the Wind » (Photo © Frank Marshall)

 

Ou plutôt : devrait être là.  En effet, c’est la seule réelle inquiétude que nous pouvons avoir avec le projet Netflix (2), mais elle est de taille : Welles n’a pas fait le montage. Personne, même aujourd’hui, n’a son génie en la matière, et on ne sait pas vraiment ce qu’il aurait fait avec toute cette pellicule, même si les quarante minutes qu’il a montées lui-même ont donné le « la » à l’équipe. Nous verrons bien…

En attendant, il faut que je pense à m’abonner à Netflix. 

 

Claude Monnier 

(1) Certains cinémas de l’époque coupèrent la bobine, croyant à une erreur du studio !

(2) On peut également s’inquiéter de la musique de Michel Legrand, mais on me dira que c’est une question de goût…

The Other Side of the Wind de Orson Welles (1977-2018), avec John Huston, Oja Kodar, Norman Foster, Mercedes McCambridge, Peter Bogdanovich, Cameron Mitchell, Edmond O’Brien, Susan Strasberg, Joseph McBride. Scénario : Orson Welles, Oja Kodar. Photo : Gary Graver. Montage de 2018 : Bob Murawski. Son de 2018 : Scott Millan et Daniel Saxlid. Production : Saci & Films de l’Astrophore (1977), Frank Marshall et Filip Jan Rymsza pour Netflix (2018). 

 

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