Victor Hugo, le Rhin et la Commune

Sans doute est-il bien vain de prétendre apporter quoi que ce soit d’original à propos de Hugo, mais il n’est pas mauvais de rappeler de temps à autre que les excès caricaturaux que croient pouvoir dénoncer chez lui ses détracteurs sont en fait la marque d’une profonde subtilité ou, plus simplement, d’une réelle modération.       

Parmi les manies de Hugo le plus souvent moquées, celle de l’oxymore. Paul Reboux et Charles Muller ont tout dit en choisissant de raconter, dans À la manière de…, l’histoire de Colos le nain. C’est presque plus un plagiat qu’un pastiche, puisque, dans L’Homme qui rit, l’homme s’appelle Ursus et le loup Homo. Chez Hugo, la réalité a toujours deux visages, même si notre tendance « naturelle » est le plus souvent de n’en voir qu’un. Rimbaud déclarait dans une saisissante formule qu’il y avait bien du vu dans Les Misérables. Et son ami Verlaine parlait, lui, fort justement, de la « prolixité laconique » de Victor Hugo.           

Bien sûr, nul n’est obligé de croire Hugo lorsqu’il pose que nous sommes entourés d’êtres invisibles, suggérant qu’il pourrait fort bien y avoir dans l’air qui nous entoure un phénomène analogue à celui qui fait que nous ne distinguons pas dans un milieu aquatique les corps qui, telle l’humeur vitrée, ont le même indice de réfraction que l’eau. Mais oublions la physique et retenons surtout de cet univers parallèle sa valeur métaphorique : « Nous ne voyons jamais qu’un seul côté des choses. » Pour discerner « l’autre côté », il n’est pas interdit de se plonger, comme Gilliatt dans Les Travailleurs de la mer, dans un état mental où rêve et réalité ont tendance à se confondre. Sénèque disait-il autre chose quand il déclarait dans l’une de ses lettres qu’il n’était pas mauvais, dans certaines situations, d’être un peu ivre ?

Cette manière de voir systématiquement deux choses au lieu d’une, on la trouve pratiquement dans chacune des huit cents pages du Rhin, réédité il y a quelques mois en Folio. Ce recueil de « Lettres à un ami », publié dans sa première version en 1842, se présente comme le journal de bord d’un voyage en Allemagne. Se mêlent des textes de longueur et de nature très différentes, avec juxtaposition, sinon confusion, de fictions et de descriptions documentaires. Mais à travers tout cela, une grande unité signalée dans la préface d’Adrien Goetz : l’omniprésence du Temps. Il n’y a pas de vue fixe chez Hugo : quand il voit un château, il voit aussi l’histoire de ce château ; quand il voit un monument « restauré », il ne peut s’empêcher de songer à ce à quoi il ressemblait avant cette restauration (qui, à ses yeux, est bien plutôt une dégradation). Les antiques châteaux des bords du Rhin sont les « muets témoins des temps évanouis ».

Le comble de ce jeu avec le temps apparaît sans doute dans La Légende du beau Pécopin, conte officiellement recueilli par Hugo, mais beaucoup plus probablement inspiré par les lieux, et qui pourrait bien être le premier récit jamais construit sur un paradoxe temporel. Pécopin rencontre la veille de son mariage un individu qui l’invite à aller chasser avec lui. Mais son mariage, le lendemain ? Allons, la chasse ne durera pas bien longtemps et, promet l’étranger, ils seront rentrés largement à temps pour la cérémonie. De fait, cette partie de chasse, même si elle est émaillée de quelques incidents étranges, ne dure qu’une nuit, mais quand Pécopin rentre au matin, il découvre que la vieille dame âgée de cent-vingt ans et un jour qu’il croise devant le château n’est autre que la jeune fille qu’il se préparait à épouser « hier ». Avant Einstein et avant l’adaptation cinématographique de La Planète des singes, Hugo avait senti la relativité du temps. « Tel qui part pour un an croit partir pour un jour. »

Fiction fantastique bien sûr, mais qui est là pour nous dire qu’aucun événement ne prend tout son sens au moment précis où il se produit et que seule la suite des événements nous dira ce qu’il en est. Et donc, pour tenter de voir au-delà (ou en deçà) de l’événement, pour sentir par exemple que « toute maison de bois contient un incendie », nous avons pour nous aider ces états intermédiaires que nous évoquions à propos de Gilliatt : « À Bacharach, minuit venu, on arrive à cet instant où l’on a en soi tout ensemble quelque chose d’éveillé et quelque chose d’endormi. »

Hugo lui-même est évidemment représentatif de cette dualité, puisque, comme chacun sait, c’est un homme de droite qui a fini à gauche. Ce cheminement « atypique » a déjà fait l’objet de plusieurs études, mais Christian Godin, hugolien invétéré, a choisi de se pencher sur les rapports entre Hugo et la Commune, sujet jusque-là généralement traité d’un peu loin, alors même qu’il est on ne peut plus hugolien.

Double visage de la Commune ? Écoutons l’historien François Furet lorsqu’il explique comment cette souris a accouché d’une montagne : « Aucun événement de notre histoire moderne, et peut-être de notre histoire tout court, n’a été l’objet d’un pareil surinvestissement d’intérêt, par rapport à sa brièveté. Il dure quelques mois, de mars à mai 1871, et ne pèse pas lourd sur les événements qui vont suivre, puisqu’il se solde par la défaite et la répression. » Mais « le souvenir de la Commune a eu la chance de se trouver transfiguré par un grand événement postérieur : la révolution russe de 1917 l’a intégré à sa généalogie, par l’intermédiaire du livre que Marx avait consacré à l’événement dès 1871. » Autrement dit, la Commune n’était peut-être qu’une toute petite maison de bois, mais cette maisonnette portait un incendie.

Autre avis d’historien allant dans le même (double) sens, celui d’Alain Gouttman (dans son livre La Grande Défaite) : « Devant l’histoire, les communards se sont montrés le plus souvent médiocres, à quelque poste qu’ils se soient trouvés entre le 18 mars et le 26 mai 1871. Ils n’en incarnent pas moins, dans la mémoire collective, une grande cause, la plus grande de toutes peut-être : celle d’une société jaillie du plus profond d’eux-mêmes, où la justice, l’égalité, la liberté n’auraient plus été des mots vides de sens. Une utopie ? En tout cas, une grande espérance qui les dépassait de beaucoup, et dont ils furent à la fois acteurs et martyrs. »

Le chapitre le plus intéressant dans Victor Hugo et la Commune est à notre avis celui qui s’intitule « Haines d’écrivains, singularité de Victor Hugo », dans lequel Godin explique qu’il y a très peu d’œuvres littéraires sur la Commune, mais que l’immense majorité des écrivains et romanciers de l’époque ont craché des flots de fiel contre les Communards. Leconte de Liste : « Leurs crimes sont effroyables. » Alphonse Daudet : « Des têtes de pions, collets crasseux, cheveux luisants, les toqués, les éleveurs d’escargots, les sauveurs du peuple, tous les mécontents, les déclassés, les tristes, les traînards, les incapables… » Flaubert : « La dernière manifestation du Moyen Âge… La foule, le nombre, le troupeau sera toujours haïssable. » Gautier : « Un jour, il advient que le belluaire distrait oublie ses clés aux portes de la ménagerie, et les animaux féroces se répandent par la ville épouvantée avec des hurlements sauvages. Des cages ouvertes s’élancent les hyènes de 93 et les gorilles de la Commune. »

Ce chœur de condamnations – on pourrait citer d’autres noms, dont Edmond de Goncourt ou Ernest Feydeau (père de Georges) – est tel qu’on se prend à penser qu’il n’est pas simplement le fait de réacs hystériques, d’autant plus que Hugo lui-même a plutôt tendance au départ à condamner les Communards. Mais ce qui le distingue de tous ses confrères écrivains, c’est que lui condamne aussi sans appel la répression contre les Communards. Loin de penser, comme Zola, que ce bain de sang était peut-être « une horrible nécessité », il estime tout au contraire que c’est le gouvernement qui, même si on pourra toujours lui trouver des circonstances atténuantes, n’a fait que jeter de l’huile sur le feu en voulant éteindre un incendie qui allait de toute façon s’éteindre de lui-même.

C’est que, là encore, Hugo distingue deux choses : le peuple et la foule. S’il n’a guère de sympathie pour celle-ci, il sait que celui-là est capable de respect. Lors des funérailles de son fils, qui coïncidaient avec le début de l’insurrection, les gens venaient spontanément lui prendre les mains pour lui exprimer leur sympathie. En outre, comme le montre très clairement Godin, l’une des raisons pour lesquelles il ne pouvait pas condamner totalement la Commune était qu’il en avait été dans une large mesure l’inspirateur (et, juste retour des choses, le roman Quatrevingt-treize est tout entier hanté par le fantôme de la Commune). Au fond, ce qu’il reproche aux insurgés, ce n’est pas tant leur insurrection en soi qu’un très mauvais timing : on ne se rebelle pas contre le gouvernement quand l’ennemi prussien est, littéralement, devant les portes de la ville. Là encore, il eût fallu ne pas se borner à voir un seul côté des choses.

En ce qui concerne Hugo lui-même, il est assez peu judicieux de prétendre distinguer en lui, comme l’a fait récemment un grand journal du matin, deux facettes qui seraient le poète génial d’un côté, l’homme politique naïf de l’autre. Les deux sont indissociables puisque le poète est prophète et que gouverner, c’est prévoir. En revanche — et c’est sans doute, outre toute la partie érudite sur l’histoire même de la Commune, la leçon salutaire qu’il faut retenir de l’ouvrage de Godin –, il ne faut pas se tromper sur la formule « Ego Hugo » chère à Hugo lui-même : l’égoïsme de Hugo ne se réalise que quand Hugo II entre en scène en prenant la parole pour, comme dirait Camus, tous ceux qui ne sont pas en mesure de parler. Dans la forêt hugolienne, il y a toujours deux cavaliers.

FAL

In memoriam LRL.

Victor Hugo, Le Rhin, édition d’Adrien Goetz, Gallimard, « Folio Classique », avril 2023, 928 pages, 13,70 euros

Christian Godin, Victor Hugo et la Commune, Champ Vallon, « Détours », avril 2024, 408 pages, 28 euros

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