D’un côté l’autre (la porte de Janus)

Il suffit de l’avoir vue agir sur scène dans son cercle de lumière pour comprendre qu’Elisabeth Morcellet écrit comme elle performe. Sa lecture demande donc une approche singulière. La scène offre un cadre où évoluer, elle a besoin également d’un cadre pour écrire. J’ai envie de dire : pour lancer la mécanique. Car une fois le shifter posé, ça défile sec ! (pour les non avertis, s’il y en avait parmi mes lecteurs : le shifting consiste à se lancer dans une manière de rêve, à cheval entre méditation et une autohypnose qui rend parfaitement compte du galop d’écriture de Morcellet. Et pour renforcer la chose : le shifter désigne également un dispositif, sur une moto, qui permet de passer les vitesses sans actionner l’embrayage et sans couper les gaz, donc en continuant d’accélérer… et chez Morcellet, ça accélère sec ! Ce mot, shifter, m’est venu de je ne sais où, il m’a sans doute été inspiré par elle !).

Citation en exemple :

Là, placé, juste à la limite, sa présence courante, enclavée dans sa propre force par ce semblant d’inertie subtile, émouvante dans son apparence si trompeuse si prometteuses, à peine embarrassée par ce grand air de voyageuse qui en a vu, prévu, déjà-vu, entre là-bas, à la berlue, puisqu’à tant traversé pour en arriver là, au même endroit, ici dans cet état avec eux, tous ceux pour qui ça ne transparaissait, transparaît, transparaîtra peut-être jamais tout ça, tandis que là…

Ainsi court échevelé le texte sur quatre-vingt-seize pages, sans cesse s’autoalimentant, rebondissant de mot en mot, d’allitération en allitération, mettant à nu ce qui serait une mécanique du langage qui pourrait durer sans fin – mais néanmoins ponctuée en chapitres dont chaque paragraphe commence chaque fois par une nouvelle préposition, en gras toujours, dont voici les premières : Là, Là-bas, Voilà, Ainsi, Alors, Car, etc., comme autant d’embrayeurs :

Là-bas nous envoie au large, de l’autre côté, nous « arrachant à la coque mère »…

Voilà nous renvoie à ceux qui stagnent, « à demi heureux, presque somnolents, rassurés par la petitesse »…

Ainsi c’était arrivé, « cette chose qui arrêta le cours de leur vie »…

Alors « ils reprennent leurs droits et vaquent plus ou moins librement »

Car, « ils ne se laisseraient jamais plus faire défaire refaire, après ce qu’ils avaient vécu »…

… noyée dans le flux langagier, on croit deviner les restes d’une narration ponctuée de considérations plutôt philosophiques sur la vie humaine, sur l’état du monde, que je restitue ici, à moins que je l’invente. Mais l’essentiel n’est pas là, il est plutôt dans la jouissance que prendrait le langage à s’énoncer lui-même, l’énonciatrice, à savoir élisabeth Morcellet elle-même, disparaissant derrière sa production.  

Une poésie contemporaine

Voilà un texte qui retiendra les amateurs de contemporanéité, on en retrouve les composants. Tout d’abord le refus de la subjectivité : le discours d’un sujet a laissé place à un « dispositif » qu’on qualifie parfois d’expérimental. J’y vois pour ma part l’influence d’une culture technico-scientifique qui rejetterait tout ce qu’elle qualifie de « romantique ». Le sujet est mort, en même temps que dieu ! On pense aux univers machiniques glorifiés par Deleuze et Guattari, à leurs rhizomes. L’artiste est devenu un entrepreneur, il en adopte la logique : il conçoit le modèle d’un objet : une installation, un tableau. Il prévoit les procédures de production, il ne reste plus qu’à produire… ou parfois même à faire produire par un opérateur !  

Ce qui a caractérisé l’art moderne, ce fut la levée du sujet. L’art classique était imitation, l’art moderne se caractérisa par l’irruption du sujet dans sa singularité, son authenticité. L’artiste était devenu auteur, il s’augmentait de son œuvre. L’artiste post-moderne, quant à lui, produit un objet grâce à une technique. L’artiste classique relevait d’une culture à la fois religieuse et féodale, l’artiste moderne est contemporain de la naissance de la république, l’artiste post-moderne est contemporain du néo-libéralisme. Chacun illustre l’idéologie de son époque.

Mathias Lair

Elisabeth Morcellet, D’un côté l’autre (La porte de Janus), Tarmac éditions, 2025, 98 pages, 20 euros

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