Mad Fate : avis sur un giallo burlesque
Un maître de feng-shui essaie en vain de sauver une prostituée d’un destin funeste. Il assiste impuissant à son exécution par un tueur en série et croise, par hasard, un livreur sur la scène du crime. Prédisant un avenir sanglant à ce dernier, il va tenter de se racheter en lui obtenant la rédemption alors qu’un inspecteur de police zélé les suit à la trace. Pendant ce temps, le meurtrier s’apprête à frapper à nouveau…
L’émergence de la Corée du Sud a presque occulté l’importance du reste du continent asiatique dans le domaine du cinéma de genre, à commencer par l’apport de la sempiternelle Hong-Kong. Au-delà des sabres et des rafales de tirs automatiques, la patrie de John Woo et de Tsui Hark a également proposé quelques longs-métrages tout autant nerveux, moins épiques, mais sombres et vertigineux. On pense bien sûr aux polars de Johnnie To du méconnu The Big Heat à The Mission, i à ceux de Ringo Lam et récemment aux travaux de Soi Cheang.
Pur produit de l’archipel, le cinéaste s’est bien essayé au film de fantasy (Le Roi singe) ainsi qu’aux démonstrations d’arts martiaux en tout genre (Kill Zone 2 ou City of Darkness, présenté à Cannes cette année). Or, il aura fallu attendre Limbo pour que le public hexagonal découvre son œuvre en salles après dix-huit ans de carrière (bon, le deuxième volet du Roi singe jouit d’une sortie éclair en 2016).
À cette occasion, les spectateurs ont pu se familiariser avec un univers putrescent désespéré et à la violence décomplexée, qui lorgne sans vergogne du côté des atrocités de la fameuse Catégorie 3 à Hong-Kong (des longs-métrages reconnus pour leurs excès outranciers). Bien reçu par la critique, Limbo et son récit de tueur en série, n’avait rien à envier sur le papier à des références telles que Seven, Zodiac ou Memories of Murder.
Néanmoins, on pouvait lui reprocher son manque de finesse et sa propension à l’illustration dans les moments clés ainsi qu’au recours à des pléonasmes agaçants. Fort heureusement, Soi Cheang caractérisait à merveille ses protagonistes et leur environnement, remportant de fait l’adhésion. Et si Mad Fate se pose en héritier direct de Limbo, la rupture de ton avec son aîné et la maturation de son concept l’érigent en objet filmique non identifié avec, certes, des défauts, mais surtout des qualités indéniables. Soi Cheang vous souhaite la bienvenue dans son enfer avec le sourire aux lèvres désormais.
Farce noire
Alors que Limbo n’offrait que peu de perspectives enchantées à ses protagonistes, Mad Fate compte bien renverser les affres du destin et accorder miséricorde à celles et ceux qui la désirent ardemment. Et pour traiter de cette quête inattendue, Soi Cheang va appliquer un filtre quasi burlesque à son entreprise, prenant ainsi à contrepied ses fidèles adeptes. Mad Fate revendique en quelque sorte l’héritage de Limbo, mais se démarque de son prédécesseur en termes d’approche. Même si la culpabilité ronge toujours autant les personnages et que le spectre de la damnation plane sur eux inexorablement, l’humour frappe désormais avec une intensité similaire à celle déployée par les uns et les autres dans leurs rixes sauvages.
Le mouvement, aussi désordonné soit-il dans la précipitation des gestes, devient le maître mot de ce ballet un poil absurde, dont les participants s’agitent, se débattent et luttent avec une violence sourde. On rirait presque de leurs tribulations, mais quand les coups de lame éviscèrent les quelques innocents restants, on saisit alors la portée, vide de sens, du propos de Soi Cheang. Gigantesque farce noire, Mad Fate ne s’affranchit jamais de la misanthropie qui habitait Limbo, mais écarte son schéma opératique, arrache quelques sourires pour mieux glacer le sang ensuite. On s’interroge puis on devine sans peine les véritables intentions de l’auteur (empreintes de la même illustration désagréable, présente dans Limbo).
N’oublie pas que tu vas mourir
Dans Mad Fate, aucune différence ne sépare celui qui veut mourir, celui qui souhaite vivre ou celui avide de tuer. Le rapport du cinéaste et de ses personnages avec la faucheuse relève tantôt du cynisme, tantôt de la résignation, souvent de l’attraction malsaine. Quoi qu’il en soit, les actes, les échecs ou les maux d’hier et d’aujourd’hui dictent la conduite des uns et des autres, les poussant à l’inéluctable, aux atrocités de ce monde et à la folie. De charlatan supposé, le maître de feng-shui devient un pathétique sauveur tandis que la prostituée abandonne tout espoir après avoir tout gâché par le passé.
Ici, Soi Cheang cristallise toutes les défaillances d’un système qui a laissé pourrir de l’intérieur une société et ceux qui la composent : une jeune paria dépendante aux paris, un policier à peine compétent et obstiné, un livreur prisonnier de sa déficience mentale ou un meurtrier, kinésithérapeute compétent à ses heures et médecin raté. Tous sont coupables et victimes à la fois, tous sont à plaindre et à blâmer puisqu’ils se complaisent dans le cercle des souffrances et entretiennent l’entropie ambiante. Le point d’orgue de la démonstration survient lorsque deux proxénètes abandonnent à son sort, une femme sauvagement attaqué par le tueur. Or, la chute des événements nourrit aussi bien l’aspect absurde du dispositif que l’absence totale d’empathie des habitants, biberonnés dans une cité des péchés asiatique.
Dans l’enfer urbain
Tim Burton s’était appuyé sur l’architecture nazie afin de concevoir sa propre version de Gotham dans Batman le défi. Une ville au visage inquiétant et monstrueux ne pouvait engendrer que des abominations en son sein. Cette dialectique importe tout autant Soi Cheang puisque sa Hong-Kong n’a rien à envier à la Gotham du réalisateur américain. Dans Limbo, une décharge à ciel ouvert se substituait à l’enclave reconnue pour son dynamisme économique et le noir et blanc entretenait ainsi l’inconfort et la crasse omniprésente.
Mad Fate s’appuie quant à lui sur la couleur, aux allures dignes d’un giallo, mais n’oublie pas de souligner toutes les facettes perturbantes et purulentes d’Hong-Kong. La pluie redouble sur les rues et annonce le malheur, rappelant en quelque sorte le Seven de David Fincher. Enfer urbain, la ville ne promet rien aux démunis, sinon la pauvreté, le sang et les larmes. Pourtant, Soi Cheang referme sa réflexion avec quelques espoirs et craintes associées. Il ose croire encore que ce paysage vicié n’accouchera pas davantage de créatures inquiétantes. On louera au passage d’ailleurs sa capacité à flirter avec le fantastique sans sombrer dans le ridicule, bien que la rupture finale nuise à ligne directrice et à la cohésion de l’ensemble.
Folle plongée dans les abysses, Mad Fate dérange et questionne, mais ne laisse jamais indifférent. Objet filmique non identifié, le long-métrage confirme la montée en puissance d’un auteur proche d’atteindre son apogée… mais aussi ses limites.
François Verstraete
Film hongkongais de Soi Cheang avec Ka Tung Lam, Lok Man Yeung, Ng Wing Sze. Durée 1h49. Sortie le 17 juillet 2024.