André Gide, correspondance

La correspondance d’André Gide s’étend de 1888 à sa mort, en 1951. Elle compte à ce jour plus de 28 000 lettres, plus celles de ses correspondants, environ 2300, sans non plus compter celles qui sont dispersées dans les bibliothèques, celle qui apparaîtront un jour, selon la bonne volonté des ayants-droits, celles que l’on retrouvera dans le secret des salles des ventes. Bref, soixante ans après sa mort, « c’est plus d’une centaine de correspondances qui ont été publiées, en volumes ou en revues », écrit Pierre Masson dans son avant-propos, à un ouvrage de lettres choisies, qu’il a rassemblées, et commentées.

Où se rencontre toute la littérature

Afin de comprendre l’ampleur de cette correspondance, il faudra d’abord se reporter à l’index. La liste des noms prestigieux y est impressionnante. Et, elle ferait rougir un très grand nombre d’entre nous. Les très grands noms de la littérature de son époque y figurent, mais aussi les artistes, les réalisateurs, les metteurs en scène de théâtre, etc.

C’est une correspondance riche, importante, impressionnante. Mais surtout nécessaire pour tout amateur qui aimerait mieux cerner, à la fois la force de son œuvre, puisque le versant littéraire y figure en bonne place, et on y cerne parfaitement l’itinéraire de Gide vers le roman, mais aussi la complexité de l’homme, que certains « censeurs » aujourd’hui, aimeraient faire fondre, voire faire disparaître dans le moule de la cancel culture, pour ses pratiques pédophiles d’un autre âge, et totalement inadmissibles aujourd’hui. Mais les censeurs oublient un peu trop facilement l’histoire, et font fi des mœurs et coutumes des différentes époques. Un peu pressés d’en finir, avec ce qu’ils jugent (à raison honteux et immoral), ils en oublieraient presque le fond même de cette œuvre qui, en passant par les Cahiers d’André Walter, le Voyage d’Urien, ou encore L’Immoraliste, Les Faux-Monnayeurs, La Porte étroite, les Caves du Vatican, tous ces romans qui jalonnent « l’énormité de la correspondance gidienne », pour reprendre les mots justes de Masson, ont toujours été la preuve d’un Gide à la fois tourmenté dans sa foi, et l’appel avec le Christ, et en guerre avec la morale de son époque. Ce défaut de culture, cette absence de discernement qui amènent aujourd’hui quelques thuriféraires à dire n’importe quoi sur Gide, un peu trop prompts aux raccourcis, un peu moins prompts à rechercher, dans les plis des textes, à découvrir les nuances et les zones grises de l’homme, aurait tôt fait de commander un bûcher pour y réaliser un autodafé, sans même se préoccuper, dans les ténèbres de cette époque, que leur nouveau sacré, perdus sont-ils dans leur religiosité des hommes sans Dieu, leur a ôté la vue et l’intelligence.

Par ses lettres, Gide nous conduit à mieux cerner ce que peut vouloir dire la condition humaine, ses tourments, ses plaisirs cachés, ses vices et ses perditions. Mais peut-on encore expliquer ce genre de choses aux derniers hommes, peut-on encore leur expliquer que dans ses failles et ses errances, Gide s’efforçait à tirer le meilleur de lui-même, à cerner ce qu’il y avait de profondément humain et grand en l’homme.

le chercheur de lumière

De sa première lette à Élie Allégret, écrite le 12 novembre 1888, Gide avait à peine 18 ans, jusqu’à la dernière envoyée à Nakamura Mitsuo, le 2 janvier 1951, quelques semaines avant sa mort, il s’éteindra le 2 février 1951, Gide cherchera une lumière, une voie de sortie pour en finir avec la misère humaine et cette terrible condition d’homme, menant les êtres humains à se battre et se faire souffrir mutuellement. Des années où naquirent ses vocations, aux dernières lorsque, après la guerre, Gide est affaibli, et profondément meurtri par la tragédie dont l’Europe se tire à peine, il ne cessera de dénoncer les extrémismes totalitaires de droite comme de gauche, de vivre, jusqu’au dernier jour, corrigeant ses phrases, de vivre par et pour l’écriture.

Dans cette énorme correspondance, qui par son volume et son intérêt, nous rappelle celle de Flaubert, celle de Dostoïevski, dont l’importance aurait évidemment plu à Gide. On y voit « un homme qui naquit à la littérature du temps de Verlaine, et vécut dans cette religion du temps de Sartre et de Camus », comme le note Masson. Ces soixante années de correspondance ne sont pas immenses, elles sont juste fondamentales pour comprendre l’histoire littéraire dans laquelle Gide vécut, à cheval sur deux siècles.

un siècle de mémoire littéraire

À la fois présent à l’enterrement de Victor Hugo, témoin de la naissance littéraire de Proust, il termine dans l’exercice de ce métier littéraire, dans les mondes de Sartre, Camus, Michaux, Simenon.

Rappelons-nous, grâce à cette lette datant du 11 janvier 1914, ces mots confus, honteux, tristes de Gide à l’adresse de Proust, qu’il a manqué par méprise, et n’a pas publié dans sa revue :

Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la NRF, et (car j’ai cette honte d’en être beaucoup responsable) l’un des grands regrets, grands remords, les plus cuisants de ma vie.

Entre sa pratique épistolaire et sa pratique de diariste, on saisit mieux comment Gide fut l’une des figures les plus incontournables de l’histoire de la littérature de son époque, s’assurant de ne jamais se brouiller avec ses amis, dans les qualités de ses fonctions de critique, puis d’animateur de revue, et comment il avait pour seule volonté, d’inscrire son art dans la société de son époque.

Ces lettres le prouvent, il aura vécu à un carrefour du temps. À la fois celui où se croisent les anciens symbolistes, puis les novateurs, tels que Claudel ou Proust, et, enfin, plus tard, les modernes, tels Romain, Giono ou Michaux, avant la guerre, et Sartre et Camus après.

Grâce à cette énorme correspondance, les esprits faibles de ce nouveau siècle, pourront peut-être se saisir de ce qui faisait à la fois la complexité, les contradictions, les zone d’ombre d’un grand écrivain français, qui écrivait volontiers : « Comédien, peut-être, mais c’est moi-même que je joue. »

Marc Alpozzo

André Gide, Correspondances, 1888-1951, édition de Pierre Masson, Gallimard, « Folio », novembre 2019, 656 pages, 9,70 eur

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