Ci-gît l’amer, guérir du ressentiment selon Cynthia Fleury

Cynthia Fleury est philosophe et psychanalyste. Elle a publié de très nombreux titres, dont une très dense et copieuse Métaphysique de l’imagination, parue en 2000. Ci-gît l’amer se propose comme une réflexion sur le ressentiment, tel qu’il a pu être conceptualisé autrefois par Nietzsche mais aussi par Max Scheler dans L’Homme du ressentiment, paru en 1923.

Il y a quelque chose de poétique, au sens noble du terme, dans la démarche de Cynthia Fleury, et l’on pense, la lisant, au poète baroque Pierre de Marbeuf (Et la mer et l’amour ont l’amer en partage) tant elle fonde sa pensée sur l’exploitation d’une paronomase (la mère, l’amer, la mer).

Qu’on ne s’y méprenne pas : l’ouvrage est incroyablement sérieux, et le ressentiment, quand il s’empare de l’homme, de l’individu ou du corps social, est susceptible de produire déflagrations et conflagrations telles que des décennies sont ensuite nécessaires pour rétablir un semblant d’équilibre et de sérénité. Ainsi, le sous-titre, Guérir du ressentiment, n’annonce-t-il pas un manuel de bien-être mais formule un impératif : il faut guérir du ressentiment. Il y va de notre salut, et peut-être de notre survie.

L’ouvrage se présente presque sous la forme canonique de la dissertation : trois parties (L’amer, Fascisme, La mer), un ensemble conséquent de sous-parties. Pour illustrer sa thèse, l’auteur (elle intervient parfois dans l’ouvrage à titre personnel et assume le fait, dans son œuvre, de n’avoir pas cherché à féminiser le vocabulaire, même si elle reconnaît le bien-fondé de l’initiative) compose un parcours réflexif fondé sur la présentation et l’analyse critique d’un certain nombre d’œuvres, d’auteurs et d’autrices, qu’elle inscrit dans sa démarche heuristique.

Dans cet ensemble, on va bien sûr croiser Nietzsche, Max Scheler, Freud, mais aussi Blanchot, Adorno, Cioran, Montaigne, Ezra Pound, Dostoïevski, Huysmans, Simone Weil (auteur de La Condition ouvrière), Franz Fanon à qui est consacré un long développement, Willem Reich en particulier pour sa Psychologie de masse du fascisme, mais encore Rilke, convoqué pour sa représentation de l’Ouvert dans les Élégies de Duino, ou Hermann Broch (auteur de La Mort de Virgile et des Somnambules) pour sa Théorie de la folie des masses.

Dans cet ensemble, qu’il ne faut pas voir comme un étalage d’érudition, chaque auteur vient à sa place pour accompagner le déroulement de la pensée de l’auteur.

Car il y a péril en la demeure. Le ressentiment est un poison qui infuse l’individu et le corps social. Né du sentiment d’une injustice : je n’ai pas ce que je mérite, je suis spolié, d’autres, indûment, occupent la place à laquelle mon mérite me donne droit, il débouche sur l’amertume (l’amer), la désignation de boucs émissaires et prélude à toutes sortes de folies de masse, toutes mortifères, au nombre desquelles Cynthia Fleury fait figurer notre moderne complotisme. La psychanalyse a bien évidemment un rôle à jouer, en ce qui concerne l’individu, pour permettre d’évacuer l’amertume, qui signe en particulier un rétrécissement de l’être.

Après une première partie, où sont étudiés les différents effets du ressentiment, une deuxième partie est consacrée au fascisme, dans la mesure où il s’avère qu’il est le produit dudit ressentiment. Il permet aux personnes qu’écrase la réalité de trouver un exutoire à leur malaise, de faire groupe, de désigner des boucs émissaires, de se ranger derrière un leader en qui ils se reconnaissent (et il n’est pas nécessaire qu’il soit charismatique !).

La dernière partie, La mer, essaie d’imaginer des perspectives, car le constat semble sans appel : notre époque est en proie au ressentiment, à la pensée simpliste. Tout en témoigne, de la folie (verbale) qui sévit sur les réseaux dits sociaux où, souvent, le langage est constitué en arme meurtrière, au contexte social ou international.

La solution à cela, repose sur l’individu, sur sa capacité à accéder à l’Ouvert, à ce qui donne sens à son existence, sa libido, ne l’enferme pas, ne le rétrécit pas, ne l’humilie pas. Ce peut être la création, bien sûr, la sublimation qui permet de transformer un désastre intérieur en victoire personnelle. Ce peut être aussi l’humour.

Comme l’écrit Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra : « Toutes choses veulent être tes médecins » (p. 320). Et Cynthia Fleury d’ajouter : « autrement dit, si Zarathoustra sait prêter l’oreille et accueillir la phénoménologie qui l’entoure, se mêler à la nature, “le monde [sera] comme un jardin”  S’il sait, tel Orphée, se nourrir des voiles de la nature  — les voiles d’Isis, disait Hadot — , vivre le mystère du vivant et ne pas être meurtri par son ampleur, mais simplement conscient de son tremendum (littéralement le « frisson sacré », typique de l’expérience du sublime et de l’effroi divin), s’il apprend à faire cela, alors son âme augmentera, elle sera semblable à l’univers, transcendant la finitude, non en la niant, mais en étant capable de la sublimer, et d’élaborer la théorie , de l’éternel recommencement » (p. 320-321). Tout cela dit les choses de belle façon, mais pose une urgence : évacuer le ressentiment pour accéder à une vie pleine, riche de sens, et s’affranchir d’un même mouvement des folies meurtrières toujours à l’œuvre dans les groupes humains, comme le soulignait Freud dans Le Malaise dans la civilisation : « La question cruciale pour le genre humain me semble être de savoir si et dans quelle mesure l’évolution de la civilisation parviendra à venir à bout des perturbations de la vie collective par l’agressivité des hommes et leur pulsion d’autodestruction ».

Guérir du ressentiment s’impose donc comme un nouvel impératif, catégorique ou non.

Didier Gambert

Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, Gallimard, « Folio essais », septembre 2022, 332 pages ,8,70 euros

Laisser un commentaire