L’Année des quatre empereurs, thriller antique en Gaule romaine

travail de romains

Un Mai 68 peut en cacher un autre quand 68 ne signifie pas 1968, mais 68 tout court, année de la mort de Néron et prélude aux désordres de l’année suivante dite « année des quatre empereurs ». Cette formule est aujourd’hui le titre d’une bande dessinée, historique bien sûr, de Silvio Luccisano et Christophe Ansar.

Si les résurrections du péplum restent relativement rares au cinéma, en revanche, dans le domaine de la bande dessinée, le genre continue de se bien porter (l’increvable Alix, par exemple, reviendra en novembre pour une nouvelle aventure — cette fois au pays des Helvètes).

Et donc, la sortie d’un album dont l’intrigue a pour cadre l’Antiquité romaine ne saurait constituer a priori un événement. L’Année des quatre empereurs, de Silvio Luccisano pour le scénario et Christophe Ansar pour le dessin, retient toutefois notre attention au moins pour deux raisons. La première, c’est que si l’histoire romaine a connu d’innombrables périodes « agitées », la plus agitée d’entre elles pourrait bien être celle à laquelle renvoie le titre de cet album, et auprès de laquelle les incertitudes constitutionnelles que nous constatons aujourd’hui à travers le monde ne sont que de la petite bière. Cette année des quatre empereurs, c’est l’année 69 de notre ère, qui vit donc se succéder, après la déchéance et le suicide de Néron en juin 68, Galba, Othon et Vitellius avant que la situation ne se stabilise avec Vespasien. L’une des raisons, parmi bien d’autres, de cette extrême confusion était le fait que la disparition de Néron ne signifiait pas pour autant la disparition de ses partisans. Ceux-ci, le plus souvent d’anciens esclaves, redoutaient que le nouvel empereur, quel qu’il soit, ne les renvoie à leur condition première.

Le lecteur ne sera donc pas surpris si l’intrigue de L’Année des quatre empereurs est parfois un peu complexe. Cet album n’est d’ailleurs qu’un premier chapitre — un autre suivra. Et peut-être, de toute façon, convient-il de ne pas tant s’attacher à son intrigue qu’à ses aspects documentaires — plan d’ensemble d’un camp militaire, gros plan sur l’inscription d’une stèle funéraire, visite d’une saline gauloise déjà très « industrielle » et autres realia présentes dans presque toutes les pages…  Cet aspect est d’ailleurs complété à la fin du volume par différents dossiers pédagogiques (plus étendus encore dans une édition « collector », vendue uniquement dans les salons ou les festivals).

La seconde raison qui nous fait nous arrêter sur cet album, ce sont ses conditions de production : il n’est pas publié par « un grand éditeur » parisien (ou bruxellois ?), mais par une maison indépendante. Il n’est pas mauvais de constater et d’avoir en tête que toute l’édition française n’est pas concentrée dans un seul et unique arrondissement de la capitale.

FAL

© Gallia Vetus

Entretien avec Silvio Luccisano, scénariste

Boojum <> Le sous-titre de votre album, « Mai 68 », est-il simplement un clin d’œil destiné à faire sourire ou est-ce pour vous une manière de dire au lecteur que l’Antiquité romaine et notre époque sont plus proches qu’il ne pourrait le croire ?

Silvio Luccisano <> La couverture d’un album de bande dessinée est importante : il faut que le dessin et le titre attirent l’œil et l’attention du lecteur potentiel pour l’inciter à ouvrir le livre, à le feuilleter et — pourquoi pas ? — à l’acheter. Nous avons réalisé seize essais avant de trouver la bonne couverture !

Le sous-titre « Mai 68 » m’est venu à l’esprit lorsque, mettant la dernière main au scénario, je me suis rendu compte que la bataille qui mit un terme à la révolte de Vindex avait eu lieu au mois de mai 68. Le clin d’œil à l’autre « mai 68 » s’est tout de suite imposé comme une évidence : c’était un moyen d’« appâter » le lecteur, mais aussi, comme vous dites, une façon de lui montrer que rien n’a changé en ce monde depuis l’Antiquité.

Vous ne dédaignez pas d’introduire certaines modernités de style dans vos dialogues. Par exemple, « C’est du lourd »…

J’évite le plus possible d’employer des mots ou expressions qui n’existaient pas à l’époque. « Monsieur », par exemple, n’a pas sa place ici, car c’est un mot d’origine médiévale. Idem pour « assassin ». En revanche — et c’est une discussion que j’ai souvent avec le dessinateur —, je glisse de temps en temps une expression moderne, car nous sommes là dans une bande dessinée qui s’adresse à un lecteur moderne. Ces « modernités » peuvent choquer, mais il me semble qu’elles peuvent très bien correspondre à des expressions employées par les anciens.

© Gallia Vetus

Dans quel ordre votre album s’est-il élaboré ? Scénario d’abord, dessin ensuite ? va-et-vient entre les deux ? Les éléments architecturaux, constamment présents, ont-ils joué un rôle déterminant dans la construction de l’intrigue ?

L’album s’est élaboré dans l’ordre habituel : scénario, dessins, couleurs. Il n’y a pas de va-et-vient entre le dessinateur et moi-même au stade de la rédaction du scénario — simplement, parfois, quelques échanges verbaux. J’écris d’abord mon synopsis, puis mes dialogues et enfin mon découpage. Le va-et-vient entre le dessinateur et moi-même intervient lors de la phase « relecture et corrections des dessins », car j’apporte un soin particulier aux reconstitutions dessinées et je suis très exigeant avec le dessinateur, et avec le coloriste aussi.

            J’ai effectivement intégré dans l’intrigue certains sites archéologiques que je souhaitais voir reconstitués dans l’album. Je me suis débrouillé pour faire passer les personnages par Lyon, puis par Bibracte, Alésia, Autun, Bliesbruck et Rome. Sites importants de l’Antiquité, avec aujourd’hui des musées archéologiques dans les boutiques desquels (sauf à Rome) mes albums sont proposés à la vente.

          Cela ne me dispense pas de faire un gros travail de recherche pour reconstituer le mieux possible ces différents sites ; en effet, les ruines romaines que nous voyons aujourd’hui à Lyon sont postérieures à l’année 68 et ne pouvaient donc pas servir de référence pour nos représentations de monuments antiques. Même chose pour Alésia, où le théâtre n’était alors qu’en construction, ou pour Bliesbruck, où les ruines visibles aujourd’hui sont celles de monuments du IIe ou IIIe siècle. Pour reconstituer au mieux la bourgade à l’époque de Néron, j’ai donc travaillé sur les rares données archéologiques qu’on associe au Ier siècle. Même chose pour la vue de Rome : les ruines que nous voyons aujourd’hui sur le forum romain sont celles de bâtiments – par exemple le temple de Vénus et de Rome – qui, sous Néron, n’avaient pas encore été construits. En revanche, le fameux colosse qui allait donner son nom au Colisée était bien là.

Quelles sources historiques utilisez-vous ? Des historiens modernes ou vous replongez-vous dans les textes des historiens romains ? Quel rôle l’archéologie joue-t-elle dans la conception même de vos albums ?

La courte bibliographie à la fin de l’album présente une partie de mes sources ; je m’appuie bien entendu sur les écrits des auteurs antiques, mais également sur les travaux des chercheurs modernes, qu’ils soient historiens ou archéologues. L’apport de l’archéologie dans la conception des albums est important et même, il évolue en fonction des dernières données. Un exemple ? – La mise en couleurs des bâtiments. Nous savons aujourd’hui que l’antiquité était colorée : les murs des maisons, des édifices publics ou religieux, les statues, les mausolées, les pierres tombales – tout était peint et présentait donc un autre aspect que cet éternel blanc cassé que nous voyons trop souvent dans les films ou dans les bandes dessinées, et qui est en fait celui des ruines ou des statues dans les musées. J’insiste donc sur cette particularité depuis déjà quelques années et tout spécialement dans ce dernier album, pour lequel j’ai travaillé avec une chercheuse.

Quelles licences « poétiques » vous accordez-vous avec l’Histoire ? quelles sont celles que vous vous refusez ?

J’essaie toujours de respecter les données historiques. Sont-elles absolument fiables ? Non, sans doute, puisque l’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs. La tâche des historiens modernes n’est pas simple, puisqu’elle consiste à reconstituer un puzzle à partir de données souvent incomplètes ou fragmentaires. Pour cette fameuse année des quatre empereurs, je me suis fondé sur l’excellent travail de Pierre Cosme, qui malheureusement, dans certains cas, en particulier pour les dates, ne peut qu’émettre des hypothèses plausibles (1).

Mais la complexité de la période ne m’a pas rebuté pour autant. L’Histoire me sert ici de fond pour une fiction qui entend simplement montrer au public comment s’est effectuée la romanisation des Gaules. Elle ne s’est pas faite en un jour : l’archéologie est là pour nous montrer que, plus d’un siècle après la bataille d’Alésia, des différences perduraient entre les villes et les campagnes, entre le Nord et le Sud du pays.

© Gallia Vetus

Votre cahier pédagogique final n’est-il pas un peu en contradiction avec le fait que certaines vignettes d’un album comme celui-ci ne sont pas forcément à mettre sous les yeux de jeunes enfants ?

Mon premier album de bande dessinée, sorti en 2005, contenait déjà un cahier pédagogique dans lequel je mettais en avant l’archéologie et apportais au lecteur certains compléments d’information et un éclairage neuf sur le monde gaulois (puisque cette première bande dessinée mettait en scène les Gaulois). Mon but était de montrer au lecteur comment, avec l’apport de cette discipline, notre vision de l’Antiquité pouvait aujourd’hui changer. J’ai été l’un des premiers, voire le premier, à agir ainsi dans le milieu de la bande dessinée. Ces cahiers pédagogiques se sont enrichis progressivement, à tel point qu’en 2012, Ysec Éditions a pu publier deux magazines sur les Gaulois reprenant la totalité des articles de mes quatre premières bandes dessinées, puis, l’année suivante, un livre – Les Gaulois, Collection les cahiers de l’antiquité (Collectif, Yves Buffetaut dir.). Ce cahier correspond donc de ma part à une réelle volonté pédagogique qui, j’espère, donnera envie au lecteur d’en apprendre un peu plus sur la période, mais également de l’apprécier.

Je ne pense pas que certains passages de cet album soient indécents ou « à ne pas mettre entre toutes les mains ». Ils reflètent simplement la vie de cette époque en reproduisant des fresques, des décors de lampes à huile tels que nous pouvons aujourd’hui les voir dans les musées. Notre monde est prude (ou se veut ainsi…), l’Antiquité l’était moins. C’est aussi cela, respecter la réalité archéologique.

Enfin, sur cette question du cahier pédagogique, je voudrais ajouter deux mots. Celui de cet album comprend une dizaine d’articles écrits en majorité par des amis chercheurs. Je tiens ici à les remercier pour leur travail de grande qualité qui complète admirablement l’aventure dessinée. Ils apportent ainsi, chacun dans son domaine, cette touche supplémentaire qui permettra au lecteur d’en apprendre un peu plus sur l’Antiquité. Sans eux, l’album ne serait qu’une simple BD.

Qu’est-ce qui vous a donné le plus de mal dans cet album ? De quoi êtes-vous le plus fier ?

Ce qui m’a donné le plus de mal dans cet album, comme d’ailleurs dans tous mes albums, c’est la recherche de la bonne documentation archéologique. Et aussi la façon d’intégrer dans le scénario les données recueillies sans pour cela rendre la lecture plus compliquée. Page 11, par exemple, nos deux personnages urinent dans le fond d’une amphore cassée, posée sur un trottoir. Ce détail insignifiant est important : il n’y a pas là deux gros dégoûtants se soulageant dans la rue devant tout le monde, mais simplement une particularité du monde antique. Je veux parler du monde des foulons, dont le travail consistait à fouler la laine, mais également à nettoyer les vêtements sales. Et pour cela ces ouvriers (ou ces esclaves) utilisaient de l’eau additionnée de carbonate de soude ou de potasse, mais également d’urine. À Pompéi, la foulonnerie de Stephanus comprenait quatre bassins et cinq cuves de foulage. À l’extérieur, nous avons encore des « culs » d’amphore qui servaient à recueillir l’urine des passants. C’est la vie de tous les jours à cette époque que j’ai cherché à représenter ici et chaque page fourmille de détails de ce genre. Et, oui, la recherche de tout cette documentation est un peu délicate et donne du mal.

Vous vous auto-éditez. Pouvez-vous expliquer ce que, pratiquement, cela signifie ?

Nous sommes des « auteurs indépendants » et non des auto-édités. La différence est importante. Les auto-édités perçoivent directement en salaire la vente de leurs ouvrages et paient de leurs deniers la réalisation du suivant. Nous travaillons autrement. Nous avons créé une association (Gallia Vetus) qui en fait est une maison d’édition. Ainsi, le dessinateur perçoit une avance sur droits pour son travail et le coloriste est rémunéré pour sa prestation. La différence avec les autres maisons d’édition se situe au niveau des droits d’auteur que nous nous octroyons. Ces droits commencent en effet à partir du premier album vendu, et non à partir du dix-millième, comme c’est l’usage dans toutes les maisons d’édition de bande dessinée, et sont plus élevés que ceux qu’elles consentent à leurs auteurs. C’est une façon pour nous d’être payés plus correctement pour le travail et les efforts consentis pour nos albums.

Et le prochain album aura toujours pour thème l’Antiquité, naturellement ?

Naturellement ! Nous venons de récupérer nos droits sur l’album Alésia, publié en 2011 chez un autre éditeur, et nous allons le republier prochainement après une petite mise à jour. Ensuite, nous poursuivrons le cycle de « l’année des quatre empereurs » avec un nouvel épisode.

Deux questions à Christophe Ansar, dessinateur

Boojum <> Le trait de votre dessin dans L’Année des quatre empereurs peut parfois sembler caricatural…

Christophe Ansar <> Je ne sais ce que vous entendez par « caricatural ». Je perçois pour ma part mon dessin comme classique et narratif. Il s’inscrit dans la « ligne » tracée en d’autres temps par Jacques Martin avec Alix. Bien sûr, je prends des libertés et laisse mon trait vivre sa vie. Si vous voulez dire qu’il m’arrive de forcer les traits d’un personnage pour lui donner du caractère, ou de mettre en avant tel ou tel élément de décor, alors oui, je peux être caricatural. L’important avec ce type de dessin, c’est qu’il soit lisible pour le lecteur. Mon dessin sert le scénario. Faciliter la lecture, telle est l’exigence à laquelle je m’efforce de satisfaire.

Avez-vous rencontré pour cet album des difficultés spécifiques ?

Ni cet album ni les autres n’ont présenté de difficulté particulière. Mais l’exigence dont je viens de parler inclut aussi l’idée de réaliser un « produit » album de belle tenue. Mon dessin passera par les mains du coloriste et connaîtra plusieurs étapes, intimement liées : travail de maquette et production, avec l’impression et le façonnage. Si fierté il y a, c’est celle de livrer aux lecteurs un ouvrage dont nous n’avons pas à rougir — un ouvrage pour lequel nous pouvons nous dire que nous avons fait du mieux que nous pouvions. Après quoi ce seront ces mêmes lecteurs qui feront l’histoire de cet album.

Propos recueillis par FAL

L’Année des quatre empereurs – Mai 68. Scénario : Silvio Luccisano. Dessin : Christophe Ansar. Couleur : Frédéric Bergèse. Éditions Gallia Vetus, juin 2019. 17,00 euros.

Boojum soutient les éditeurs indépendants, et vous invite à visiter le site des éditions Gallia Vetus.

 (1) L’ouvrage en question s’intitule aussi L’Année des quatre empereurs et est édité chez Fayard.

vidéo promotionnelle de la campagne de financement participatif sur Ulule

Laisser un commentaire