Le mythe de l’entrepreneur, défaire l’imaginaire de la Silicon Valley
Anthony Galluzzo serait-il un mythologue ? Après avoir exploré l’imaginaire de la consommation, il analyse le mythe de l’entrepreneur en prenant comme exemple une des figures actuelles. Il décrit les travaux de Steve Jobs, au nom prédestiné (boulots !), ce héros, cet Hercule de nos temps postmodernes. D’être nés de l’union d’un dieu et d’une mortelle, les héros de la Grèce ancienne possédaient des qualités surhumaines… Nos entrepreneurs aussi ?
Le mythe de la naissance

Il y a un peu plus de deux mille ans, tout commençait dans une étable, aujourd’hui, c’est dans un garage. On sait que la création de l’ordinateur personnel commencerait là, suite à la vision créatrice de Steve Jobs… en oubliant la contribution matérielle de l’ingénieur Steve Wozniak.
Galluzo note que d’autres scènes du garage décrivent la naissance de Hewlett-Packard, Disney, Mattel, Google et Amazon : voilà donc un mythème fort partagé ! À chaque fois, un individu part de rien pour créer un monde nouveau à la seule force de son génie… Ce qui nous renvoie au mythème de la Genèse biblique.
Un second récit est moins connu : Steve Wozniak travaille chez HP. Il y dispose de tout l’équipement nécessaire. C’est là qu’il réalise le prototype qui deviendra l’Apple 1…
Un troisième récit vient entacher le mythe du créateur solitaire. En 1975, trente-deux passionnés d’informatique se réunissent souvent pour mettre en commun leurs découvertes, dans l’esprit anarchiste qui régnera dans les premiers temps du net. Steve Wozniak déclare dans son autobiographie que ce groupe a été pour lui une source d’inspiration. Il dessine les plans du futur Apple 1, il souhaite le donner aux membres du groupe : « j’espérais que tous seraient à même de construire leur propre machine à partir de mes plans », écrit-il. Mais Steve Jobs a l’idée de le leur vendre… L’innovation collective devient ainsi individuelle, au prix d’un accaparement…
Une politique du mythe
On retrouve chez Steve Jobs les éléments clé de nos mythes occidentaux : enfant abandonné, ses origines sont obscures. Il est initié à l’étranger : il va chercher l’éveil en Inde, tel un Jésus retiré au désert. Sa gloire est précoce : à vingt et ans il est millionnaire. Évincé de son entreprise, il connait la trahison, la chute, l’exil avec l’échec de son entreprise Next. Il revient en gloire à la tête d’Apple. Il meurt jeune, à cinquante-six ans.
On l’a compris, cet imaginaire de l’entrepreneur s’inspire de la mythologie chrétienne. Le public des États-Unis, pays exemplaire en matière de puritanisme religieux, était prêt à y attacher ses croyances. Puisqu’un mythe cherche toujours à provoquer une foi…
Si Steve Jobs a contribué à créer son image, il n’aurait pas pu réussir sans le concours des médias qui trouvèrent avec lui un prétexte pour construire de belles histoires bien vendeuses… sans originalité, donc, et en toute complicité politique, puisque ce mythe vise à nous faire intégrer l’idéologie néolibérale. Selon notre auteur, « il existe un rapport symbiotique entre l’écosystème journalistique et l’entrepreneur ».
Le génie de l’entrepreneur tient à sa supériorité intellectuelle, sa force de travail, et sa volonté. Il ne doit son succès qu’à lui-même, il est une belle illustration de l’individualisme : c’est dire que les processus de production, la réalité des fonctionnements économiques et sociaux ne jouent aucun rôle dans sa réussite. Son exemple justifie l’élite capitaliste comme la hiérarchie sociale : puisque la concurrence serait par nature égalitaire, les personnes qui ne réussissent pas comme Steve Jobs n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes ! Ils doivent se sentir responsables, voire coupables de leur échec et donc accepter leur subordination. Les entrepreneurs, eux, sont des chevaliers du risque, ils prennent des initiatives, ils ne paressent dans leur petit confort. Eux sont méritants : le libre-Marché sait les reconnaitre, il jouerait le rôle d’une justice immanente… Galluzzo a ce mot : « Dissimulée sous la rhétorique néolibérale de la réussite individuelle offerte à tous, se reproduit une forme redoutable de racisme social ».
Dans les années 80 on déplorait, dans certains milieux, que les intellectuels de gauche détiennent le monopole culturel. Il fallait donc réagir ! Depuis, une nouvelle intelligentsia a travaillé pour nous doter d’un nouvel imaginaire. Subsistent encore heureusement, (tant que les médias ne sont pas encore tous sous contrôle ?) des auteurs comme Anthony Galluzo.
Mathias Lair
Anthony Galluzzo, Le mythe de l’entrepreneur – Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley, La Découverte poche, octobre 2025, 248 pages, 12,50 euros