Triste tigre, témoignage ou littérature ?

Le mouvement #metoo initié en 2007 s’est amplifié en 2017 suite à la dénonciation d’ actrices à l’encontre du réalisateur américain Harvey Weinstein. En France, depuis 2020, trois livres de femmes dont le nom est connu dans le monde politique ou culturel ont paru : Le Consentement en 2020 par Vanessa Springora qui dénonçait les agressions sexuelles de l’écrivain Gabriel Matzneff ; en 2021, La Familia grande de Camille Kouchner , fille de ministre qui dénonçait celles de son beau-père à l’encontre de son frère jumeau , et en 2023, Triste tigre de Neige Sinno relatant les viols commis sur elle par son beau-père, ce livre vient de paraître en poche.

Ces prises de parole écrites, rejoignent de nombreuses autres dénonciations émanant du monde du cinéma ou de simples citoyens et citoyennes et ont parfois donné lieu à des procès et des condamnations. La définition du viol a été revue, celle de consentement est débattue, la majorité sexuelle est établie à 15 ans, l’agression sexuelle et le viol sont plus sévèrement punis.

Tels sont le contexte et les enjeux sociaux de l’écriture de ces livres.

Le fait est que, par ailleurs, leurs auteurs et autrices sont parfois également écrivains, et s’interrogent sur le statut de leur livre. Déjà , en 1999 Christine Angot se voyait dénier la qualité littéraire de ses livres, à l’époque pour le fond et surtout pour la forme. Les deux récits de Vanessa Springora et Camille Kouchner peuvent être qualifiés de témoignages bien écrits et d’actes d’un grand courage. Leurs récits montrent les stratégies des agresseurs ainsi que les conséquences sur leur vie personnelle et plus que cela , intime.

Neige Sinno s’inscrit dans leur lignée, en allant encore plus loin. Elle était écrivaine avant ce livre et a poursuivi son œuvre après. Elle s’interroge elle-même dans la seconde partie de Triste tigre sur la nature de son livre, relate qu’une éditrice l’a refusé au motif qu’il ressortissait au témoignage et non à la littérature.

Exister à mon tour par le biais de quelque chose que je n’ai pas fait mais qu’on m’a fait. Quel cauchemar. / Et pourtant je vais l’écrire quand même dans une espèce de rébellion insensée. 

La composition du livre est claire : dans une première partie intitulée « Portraits », il est constitué de courts chapitres qui entrelacent le récit des événements, agressions et procès, les portraits de l’agresseur ainsi que de ses proches et déjà beaucoup de questionnements, d’analyses. Le livre utilise toutes les ressources du témoignage, l’autrice y insère des photographies, des coupures de presse, des lettres manuscrites, non pas seulement pour prouver les faits mais pour les resituer et ne pas réduire sa vie d’adolescente à ces agressions. 

Elle interroge la réception et l’impact des œuvres cinématographiques et littéraires:  au premier chef Lolita de Nabokov ; les contes également, tout comme Vanessa Spingora qui y faisait référence dans son prologue.

« S’offrir en sacrifice au plus puissant, se cacher pour échapper aux monstres, au père, à l’ogre, se taire, voilà les leçons de sagesse qu’on reçoit des contes. »

La seconde partie intitulée « Fantômes » est consacrée aux répercussions du trauma sur sa vie, les symptômes physiques et psychologiques, sans apitoiement sur soi mais sans ménagement pour celui qui a reconnu les faits. Plus encore, comme Hospitalité au démon de Constantin Alexandrakis (janvier 2025) qui tisse un dialogue avec les livres sur le sujet, elle pose des questions dérangeantes, scrute des « zones grises » : la question de la relation ambiguë avec l’agresseur, celle de l’inégale résilience des victimes, le fait exagérément quantifié que les agresseurs soient d’anciennes victimes. Elle va jusqu’à mettre en regard toutes les formes de déshumanisation,  sans les amalgamer, mais pour approcher une situation qui place la victime psychologiquement et socialement en marge de la communauté des hommes.

Triste tigre, dans le sillage d’autres récits,  creuse frontalement toutes les questions ouvertes par les précédents et montre à nouveaux frais la relation qu’il y a entre les stratégies des agresseurs et le langage, que ces derniers soient écrivains ou pas. Matzneff publiait des livres, a séduit sa victime par son savoir, sa parole et ses écrits ; tous les agresseurs usent d’arguments plus ou moins semblables et séduisent d’abord par le verbe, à la fois affectif et intellectuel, et non pas par les caresses physiques. De ce fait les victimes sont souvent comme bâillonnées, par la honte d’une relation ambiguë, et par le déni plus ou moins conscient de l’entourage. Dès lors, il est inutile de vouloir trancher, ce livre à l’écriture et aux paroles extrêmement maîtrisées se tient souvent sur une ligne de crête qui en fait un authentique exercice autobiographique.

Florence Ouvrard

Neige Sinno, Triste tigre, Gallimard, « folio », août 2025, 276 pages, 9 euros

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