Les Albums d’Ariel Denis : le goût de l’imaginaire

Si vous aimez les livres ovni ni tout à fait essais ni moins encore romans, épistolaires ou pas, poèmes, biographies, ou pamphlets mais ouvrages d’une forme inconnue qui les contient toutes ou presque, lisez Les Albums d’Ariel Denis.

De la ligne claire à la ligne de fuite, que constitue la littérature, toute littérature, à l’assaut des ordinaires, tout particulièrement – la biologie est destin – le vieillissement et la finitude, ce livre, sans encombre, vous conduira, de l’aube à minuit sur le chemin de la vie par la forêt de l’imaginaire. 

Que vous soyez tintinophiles ; espions sortis entiers de Blake et Mortimer ; frère ou cousin des Hobbits ou des sorciers en herbe de Poudlard, éternels sujets du roi Babar et résidents de Célesteville ou éternels amants d’Yvonne de Galais ; frère ou ami d’un jeune Gallo-Romain ami de César ou éternel second des voyages de Corto à la recherche de l’île d’Escondida, qui ne figure sur aucune carte …  En un mot, si vous êtes lecteur, fervent lecteur, ce livre est pour vous. 

Rarement on ne vit plus juste restitution de l’état où le simple fait de lire précipite les cerveaux et les âmes, comment, à l’instar de ce qui advient durant une séance d’hypnose, chacun s’évade, sans se quitter, ni tout à fait lui-même ni tout à fait un autre. Rarement effets si subtils et plus intimes ne furent – mystère en pleine lumière – aussi justement mis à nu.

L’astronef glissait en silence…

Ces mots, comme lever de rideau, invitent le lecteur  au voyage, non pas vers l’inconnu,  enfer ou ciel, mais au-delà des portes adamantines du paradis d’enfance :  ces jours où,  dolent, il n’allait pas à l’école et calé sur son ou ses oreillers, une tisane ou un bol de lait à portée de main, des heures entières, sans être dérangé,  il lisait comment d’Artagnan, de Gascogne,  à Paris,  monté, rencontra trois de ses camarades mousquetaires ; comment Robin des bois se battit avec frère Tuck, avant que l’étrange moine ne devienne son féal ou comment Tintin et ses amis,  les premiers,  marchèrent sur la lune, à moins qu’ils ne rêvent déjà du rasoir qui, dans leurs mains d’enfants, heureux enfants, tracera demain, quand ils devront, métro boulot dodo,  suivre leurs vieux in Inferno, une ligne de chance.     

Le lecteur embarque dans un terrible rêve où tous les albums d’enfance du narrateur ont disparu. Seul dans la nuit, sur la route que survole justement l’aéronef, il découvre ses albums répandus comme feuilles mortes que vent emporte, pour s’apercevoir qu’il ne s’agit que de vulgaires copies, de rééditions. Au cœur du livre, le lecteur retrouvera Walter Benjamin, la question de l’aura et de ses liens avec la mémoire mais aussi, la meilleure introduction à la découverte ou à la redécouverte du grand mystère entourant encore ce courant qu’on dit Nouvelle fiction, à laquelle Denis, sans adhérer pleinement, se rattache par son goût du récit et de la littérature de genre :  du roman d’aventure au polar, des romans de chevaleries jusqu’à l’heroic fantasy :

La ligne claire est la fête magique de la narration….

BD, cinéma ou roman d’aventure, la ligne claire s’applique à la rapidité narrative et prédictive dans tout art du récit : le monde est vieux et il le faut amuser comme un enfant, solfiait déjà La Fontaine.  

Les Albums ont, aussi sûrement que ses parents, mis au monde Denis, de toutes pièces, façonné par les récits lus enfant. De la lecture comme poursuite du sommeil où l’homme d’âge se sait, à jamais et à l’instar du petit reporter en pantalons de golfe, un sans-âge :

Alors cette histoire ?

Denis parle de lui mais son récit est nôtre, qui nous condamne – extase des extases ! – à nous souvenir des héros qui pour nous ont décidé de tout.

Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es !

À partir d’un certain âge, Augustin et François, Paul, Sophie, Joe March, Laurie, les capitaines Flint, Grant ou Haddock ne nous sont-ils pas plus proches que nos amis et amants disparus, aux vents mauvais livrés pour y être abîmés et si dénaturés, que nous ne les reconnaîtrions plus, si d’aventure, par une nuit d’hiver, ils s’en venaient frapper à notre porte.   

Denis écrit comme il respire. Il écrit comme écrivent les lecteurs véritables, ceux qui savent le réel absent de la vraie vie, seulement accessible par et dans les livres.

Si l’envie vous venait de respirer l’unique air non pollué qui demeure encore à notre vieille planète, de dériver sur les ailes du temps où s’envole la tristesse, de retrouver le nevermore, abandonné le jour même où nous nous étions crus tellement heureux de quitter la maison de nos pères, pour la vraie vie, et si vos bibliothèques vous sont trésors plus chers, que tout ce qui s’achète et se vend aujourd’hui à prix d’or, enivrez-vous du verbe de Denis. Écrivain véritable, il possède – non un style – mais une langue, sienne, unique, une langue qui doit à la musique ses solos et ses oratorios, ses blanches, ses noires et ses croches, une langue faite de ruptures et de longs développements, une langue qui ne brame pas sa splendeur, se contente de sonner juste, osant sauter, au rythme de la pensée, d’une métaphore l’autre, parlant des albums défraîchis perdus et retrouvés comme pavés inégaux de Venise.

Leur tendre teinte passée semble couleur du temps, comme la robe de Peau d’Âne

Vertige de l’allitération : tendre teinte du temps au prisme d’une robe… En une phrase, Perrault mais aussi Cyrano, la robe de Roxanne, la précieuse était une héroïne, aussi le deuil de l’innocence qui, seule, avait pouvoir de réenchanter le monde.  De chaque vie, ne demeure que le reflet pâli d’une existence demeurée opaque même aux intimes. Denis sait le grand secret : seule la littérature – albums ou livres-tout-en mots-   est porteuse de vérité,  à condition évidemment de ne pas confondre figure et reflet, à condition de  savoir non pas vivre –  sous-vivre seulement – ,  mais vivre  comme doivent vivre les hommes :  sans tristesse, puisque de l’autre côté du miroir,  mille millions de sabords, Jocko et Zéphir nous attendent pour nous reconduire sur les chemins de l’aventure ;  comme dans les sentes du Cher  pour toujours,  Augustin que les autres nommèrent vite le Grand Meaulnes nous appelle, en compagnie de Julien Sorel en sa prison de Besançon, de  Célimène en son salon bleu,  de  Bérénice,  revenue pour jamais à Jérusalem,  Ysée et Meza,   à la même place, à l’heure de l’aveuglant midi, sur le même bateau en route pour  la Chine.  Quand nos vies se détachent de la froide dureté du réel, nos cœurs embarquent aux îles fortunées, Arcadie ou simplement vert paradis de l’enfance.

 De la lecture comme condition de possibilité d’une île :  celle de Prospero, de Corto, du capitaine Flint, qu’importe, loin des amères cités, des hommes pressés et opprimés, esclaves d’un maître l’autre, mille millions de sabords, dans l’île personne ne fait le zouave, une cantatrice chante à tue-tête, deux policiers enquêtent et chacun, faisant c’qu’il lui plait, sauve le monde quand le mot fin s’inscrit sur la page blanche des nuits du rêveur, prêt à recommencer à l’instant.

Afin de ne jamais oublier comme à la clarté des lampes la terre était vaste, lisez et relisez sans modération les livres qui firent de vous celui que vous êtes devenu. Donnez une dernière chance à l’enfant que vous fûtes de vous tenir la main, au cours du bref voyage que sera votre vie, surtout vers la fin : là gîtent les trois théologales. La foi en l’amitié qui oncques ne se dément ; l’espérance de ne vieillir jamais et la charité de pouvoir parcourir le monde habité sans l’abîmer, surtout la certitude de le trouver intact toujours.

 Le bonheur est d’enfance… Insatiable curiosité de l’enfant d’éléphant, héroïsme de rikitikitavi la petite mangouste en lutte avec le serpent, Kim bandant son arc plus loin que la cible ou Mogwai, seul des siens, parmi les bêtes sauvages !

Sans avoir le métier et le talent d’Ariel Denis, lire ces Albums vous conduira plus sûrement, à moindre frais et plus rapidement qu’une psychanalyse vers votre moi profond : celui que ni l’ordre social ni les pions ni les flics de la circulation ou de la pensée ni les tracas du réel n’ont fabriqué, mais celui qui, lisant jamais comme d’amour Lancelot fut saisi ou comme Babar, vaillamment, combattit Rataxès …  ont fait de vous ce que vous êtes.

Sarah Vajda

Ariel Denis, Les Albums, Champ Vallon, janvier 2024, 136 pages, 19,50 euros.     

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