Seconde main, le marché du livre qui dérange les éditeurs

Dans Le Figaro du 4 avril, toute une page consacrée au lamento de certains éditeurs qui se sentent floués devant la prolifération des ventes de livres d’occasion. Au temps jadis mon prince, le secteur de l’occasion ne représentait qu’une goutte d’eau dans la mer de l’édition, mais avec Internet ne cesse de se développer la vente de particulier à particulier, et le plus souvent désormais pour des livres très récents, sans que l’éditeur ou l’auteur récoltent le moindre bénéfice financier de ces transactions. Aussi, murmurent certains, il ne serait pas mauvais de mettre en place un système de taxes pour compenser ce manque à gagner.

Manque à gagner. Nous y voilà ! Mais, outre le fait que cette expression française n’a pas vraiment d’équivalent dans bien d’autres langues, elle a le défaut majeur de présenter souvent comme une conséquence ce qui est en réalité une cause. Il y a une quarantaine d’années, à un moment où le cinéma allait mal, un éminent responsable d’une maison de distribution avait doctement expliqué que si les gens qui allaient une fois par an au cinéma y allaient deux fois, la crise ne serait plus qu’un mauvais souvenir. N’eût-il pas été plus sage (et moins absurde) de se demander pourquoi les gens qui allaient au cinéma une fois par an n’y allaient qu’une fois ? Pour en revenir, donc, à la question du livre, ne vient-il pas à l’esprit de nos éditeurs éplorés que beaucoup de gens qui achètent un ouvrage dix euros ne l’auraient jamais acheté neuf à vingt euros ? Comme le disait un de nos camarades étudiants dans notre folle jeunesse : « J’ai acheté le prix », voulant dire par là que l’argument majeur qui lui avait fait acquérir tel ou tel ouvrage était son prix bas. L’occasion – c’est le cas de le dire – avait fait le larron : il n’avait au départ aucunement l’intention d’acheter l’ouvrage en question. En avait-il même jamais entendu parler ? La notion de « manque à gagner » est donc dans bien des cas une explication purement fantasmatique de celui qui n’arrive pas à vendre.

D’une certaine manière, cette question rejoint celle du piratage dans le domaine de l’art, qui touche aujourd’hui essentiellement le domaine de la musique et du cinéma, mais aussi celui des livres. L’auteur de ces lignes a eu il y a quelques années la surprise de découvrir qu’un ouvrage par lui-même commis était proposé gratuitement sur un site dans une version électronique avant même que la version papier ne soit sortie dans le commerce… Comme disait Fernand Raynaud – si le nom de cet amuseur dit encore quelque chose – y’a comme un défaut. Seulement, on ne réglera pas cette question tant qu’on considérera que la culture est une marchandise comme une autre.

Car cette comparaison est souvent faite par ceux-là mêmes qui prétendent la défendre, cette culture. Télécharger des morceaux, expliquait un jour un chanteur soucieux à juste titre de ses intérêts, cela équivaut à entrer dans une boulangerie, à prendre tous les pains et tous les gâteaux qu’on voudra, et à repartir sans payer. Il y a, certes, une part de vrai dans ce parallèle, puisque, comme le disait Malraux, le cinéma est aussi une industrie et que cette formule peut être appliquée à tout art. Tout comme un croissant ou un baba au rhum, un livre a un coût (on pourrait d’ailleurs évoquer ici l’augmentation vertigineuse du prix du papier ces derniers temps). Il n’en reste pas moins qu’il existe entre des gâteaux et un livre une différence de taille : une fois le gâteau avalé, il ne reste plus rien dans l’assiette ; une fois lu, un livre, lui, peut être relu ou lu par d’autres yeux que ceux du premier lecteur sans que sa nature soit altérée en quoi que ce soit. Et cette observation bassement matérielle nous ramène à la notion même de culture. La culture, c’est une chose qui se partage et qui ne prend son sens qu’à travers un partage. Si l’on pousse à la limite le raisonnement de nos éditeurs affligés, il faudrait donc acheter quatre exemplaires du même ouvrage dans une famille de quatre personnes si chacune d’elles entend lire l’ouvrage en question ?

L’affaire est évidemment bien trop complexe pour qu’on puisse trouver une solution miracle, puisque, redisons-le, l’art n’est pas gratuit, mais les éditeurs pourraient se dire que leur tâche première est de publier des livres d’une qualité telle qu’il ne viendrait même pas à l’idée des lecteurs de s’en défaire une fois leur lecture achevée. Car un classique, ce n’est pas un livre qui se lit – c’est un livre qui se relit.

FAL

Pour ceux qui lisent l’anglais et que le langage juridique ne rebute pas trop, la manière dont la loi américaine traite la question dite de “la première vente” est exposée sur ce site : https://www.nolo.com/legal-encyclopedia/the-first-sale-doctrine.html

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