Lettres à Émile de Benoit Girard,un amour sous la grande hache de l’Histoire

Elle est allemande, il est français. De 1919 à 1967 ils se rencontrent, se perdent, se retrouvent… Ce livre est donc un roman d’amour riche en péripéties diverses.

L’amour en interrogation

Heureusement, comme dit le poète, « il n’y a pas d’amour heureux », sinon les romanciers n’auraient rien à écrire ! Car ce qui retient le lecteur en amour, c’est le drame : on le sait, les couples heureux n’ont pas d’histoire, leurs plaisirs auraient quelque chose de monotone. Il n’est rien de simple ni de facile pour Éva et Émile, est-ce pourquoi les jouissances que décrit notre amoureuse sont si délectables ? Dans ces Lettres à Émile, le lecteur sera servi en drames divers puisque l’histoire sépare nos deux tourtereaux.

Benoit Girard renoue ici avec un genre qui connut un grand succès au XVIIIème siècle : le roman épistolier. Il a l’habileté de raconter l’histoire à travers le courrier de la seule Éva.  On ne saura rien des lettres d’Émile, son amant, ce qui nous permet de ne pas enfermer notre imaginaire dans un cercle fermé de questions et réponses où tout serait expliqué. On ne saura presque rien de cet homme qui pendant presque cinquante ans rejoint Éva pour l’abandonner, et que l’auteur commente ainsi : « cet amour, qui demeure malgré tout tenace et vivace, interroge ». Éva écrit dans une de ses lettres qu’il faut être folle pour continuer à aimer dans la séparation pendant tant de temps. Serait-elle une fervente de la fin amor ? 

En effet : on ne peut s’empêcher de penser à l’amour de loin du poète Jaufré Rudel, troubadour du XIIème siècle, qui écrivait : « Quelqu’un m’appelle et c’est bien vrai / L’homme au désir d’amour lointain / Car nulle autre joie ne me plaît / Comme jouir d’amour lointain ». Dans son poème, Jaufré tombe amoureux de Clémence, princesse de Tripoli. Il embarque, traverse la Méditerranée, et retrouve sa belle le temps d’un dernier soupir… La fin amor est belle de rester idéale, la réalité la ternirait… Éva aime de loin, elle aussi, c’est en écrivant ses lettres qu’elle rejoint son amant absent – vivant alors, ai-je envie de dire, la magie littéraire que connaît tout véritable écrivain.   

Ce que l’on devine de l’amour d’Émile est autrement énigmatique. Bien que s’installant en France pour se marier et travailler, il n’a de cesse de retrouver Éva pour quelques jours et pour repartir, cela durant plus de quarante ans… Dans son cas, il ne semble pas qu’il s‘agisse de la commune muflerie soi-disant virile. Il ne peut abandonner cet amour, mais il ne peut y être…

Notre guerre perpétuelle

Ce roman d’amour est aussi (surtout ?) un roman historique. Éva connaît l’Allemagne en ruines suite à la guerre de 1914-18 ; puis les luttes sociales, les assassinats politiques, le nazisme. Dans l’Allemagne dévastée occupée par les russes, elle souffre de la faim, craint la soldatesque.  Suspectée de nazisme, elle endure Auschwitz, Buchenwald, prenant la place encore chaude qui fut occupée (si on peut dire) par des juifs, se retrouve ensuite enfermée en Allemagne de l’Est, interdite de retrouver Émile. Elle finit par traverser le rideau de fer, retrouve enfin Émile, peut-être (je ne dévoile pas le dénouement !) …  

Ainsi, Benoit Girard nous fait traverser une fresque historique en toute intimité, à travers les yeux d’Éva. C’est sa force : avec elle nous éprouvons ce que rapportent objectivement les livres d’histoire. À lire le roman, nous nous surprenons à penser que les glorieuses années d’après-guerre ont vécu : et si les désastres de la Géorgie, de l’Ukraine n’étaient que la suite éternelle de ce qu’Éva a traversé ?

Une histoire à rebonds

La saveur du roman tient à son montage chronologique : comme dans toute enquête bien menée, nous remontons le temps. Le narrateur commence par percer un secret de famille quand il retrouve un paquet de lettres que reçut son grand-père, de 1955 à 1967. Suite à une patiente recherche il retrouve les lettres de 1933 à 1950 ; enfin, suite à un coup de théâtre que je ne dévoilerai pas, des lettres datant de 1919 à 1929… Ainsi le puzzle est-il reconstitué : l’énigme est enfin mise en plein jour, sans qu’elle soit pour autant résolue… Le tour de force tient à l’effet de vérité que Benoit Girard a parfaitement maîtrisé : plus d’une fois, on croit entendre un véritable témoignage, comme si le narrateur et l’auteur étaient la même personne.

Benoit Girard est un « jeune » auteur : après une carrière de consultant en management et en relations sociales, il a écrit là son premier roman, aujourd’hui remanié pour sa seconde édition. Deux autres romans ont suivi : Sans valise décrit l’amour d’une femme et d’un homme bouleversé par la guerre civile espagnole. Dans Enchaînements, un journaliste cherche à démêler les raisons d’un assassinat suivi d’un suicide. À chaque fois, Benoit Girard enquête sur l’humain aux prises avec l’histoire. Il semble bien que ce soit la veine qu’il cherche à creuser.

Mathias Lair

Benoit Girard, Lettres à Émile, 1919-1967, éditions Complicités, avril 2024, 196 pages, 22 euros

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