Boomerang story ?
Un récent article du Parisien nous informe que l’année 2025 sera douloureuse pour les librairies indépendantes. Cette prophétie n’en est pas une : elle est établie à partir des chiffres de 2024 et rien ne semble devoir modifier l’orientation de la courbe descendante. (1) Plus précisément, les ventes en librairie avaient connu une augmentation sensible il y a trois ans, mais elles sont désormais en baisse. Malgré, ajoute l’article, l’interdiction faite désormais à Amazon d’offrir les frais de port aux clients qui achètent des livres. (2)
Malgré ? Ne serait-ce pas plutôt à cause de ? Bien sûr, le marché du livre est bien trop divers et bien trop complexe pour qu’on puisse imaginer qu’il soit régi par un seul facteur, mais nous ne sommes pas loin de penser que la victoire des libraires indépendants sur Amazon était une victoire à la Pyrrhus. Certes, les ventes de livres ont dû baisser chez Amazon, car, même lorsqu’on n’est pas un disciple de l’Oncle Picsou, on ne peut s’empêcher de tiquer à l’idée de devoir payer trois euros de port quand on commande un livre de poche qui n’en coûte que quatre ou cinq. Mais va-t-on pour autant se précipiter ventre à terre jusqu’à la librairie du quartier ? Si l’on veut bien admettre que les mathématiques entrent en compte dans cette affaire, il ne faut pas oublier que la psychologie, le goût, le désir jouent aussi un rôle capital. Acheter moins de livres sur Amazon, c’est réduire son envie de lire en général ; c’est contempler moins de couvertures de livres ; c’est limiter les chances de découvrir des titres dont on ignorait l’existence… et qu’on serait peut-être allé voir de plus près et acheter chez un libraire indépendant (si tant est qu’il existe une librairie non loin de chez soi…).
Il existe à Hollywood une vieille devise qui concerne le cinéma, mais qui pourrait sans difficulté être transposée au monde de l’édition : « Un film qui marche est une bonne affaire pour toute l’industrie cinématographique. » Tout simplement parce qu’un film qui marche donne ou redonne aux gens le goût, l’habitude, l’envie d’aller au cinéma, en général.
Just Jaeckin, le réalisateur d’Emmanuelle — l’Emmanuelle originale, de 1974 —, racontait la surprise qui avait été la sienne lorsque, ayant réalisé aux États-Unis une publicité pour une compagnie d’aviation, il avait été approché juste après par une compagnie concurrente, là encore pour un spot publicitaire. Mieux encore, le responsable de la communication de cette seconde compagnie avait obtenu son numéro de téléphone en s’adressant directement au responsable de la communication de la première compagnie. Paradoxe ? Non point : dans un cas comme dans l’autre, et même si charité bien ordonnée commence toujours par soi-même, il s’agissait de donner aux gens l’envie de prendre l’avion.
Mais en France, comme on peut le constater une fois de plus ces temps-ci, la démocratie prend bien souvent un tour négatif, sinon dans ses intentions, du moins dans son résultat. Disons, pour employer cette image un peu bébête empruntée à la langue anglaise, qu’on ne se rend pas compte qu’on se tire une balle dans le pied en tirant sur celui d’autrui. Camus disait que dans tout assassin il y a une pulsion suicidaire.
FAL
(1) Signalons ici que la librairie La Compagnie des bulles, dont nous avions salué la création il y a exactement deux ans, n’a guère tenu plus d’un an, malgré le dynamisme et l’optimisme initial de ses dirigeants et malgré la diversité de son fonds.
(2) Si l’on veut être précis, le client est dispensé des frais de port si sa commande de livres est supérieure à 30€ ou — nouvelle “parade” trouvée par Amazon qui fait l’objet d’une procédure judiciaire qui ne se conclura pas avant trois ou quatre mois — s’il ne reçoit pas les livres chez lui mais va les chercher dans un “point-relais”. Tout cela ne change de toute façon strictement rien au fond de l’affaire.