Brève note sur « Burning » de Lee Chang-dong

Une femme disparate

 

Le nom de Murakami, régulièrement cité à propos du film de Lee Chang-dong Burning, fait peut-être oublier un peu une autre référence du cinéaste, cinématographique celle-là.

 

Il n’est pas nécessaire d’exposer ici le sujet de Burning : le film du réalisateur sud-coréen Lee Chang-dong a suscité un tel enthousiasme qu’on en a déjà beaucoup parlé et on ne voit pas très bien ce qu’on pourrait ajouter à tout ce qui a été dit et écrit à son sujet depuis le dernier festival de Cannes.

Mais on nous autorisera une petite remarque sur un tour de passe-passe, au demeurant peut-être parfaitement involontaire, dans la présentation qui a été faite de ce film par de nombreux commentateurs et par le réalisateur lui-même, et qui n’est pas loin de constituer une mise en abyme. Lee Chang-dong a expliqué qu’il a voulu montrer dans Burning à quel point était ténue la frontière entre le visible et l’invisible, et l’on ne saurait nier qu’il a su magistralement réaliser cette ambition (à commencer par ce chat que le héros vient nourrir sans jamais le rencontrer), mais on peut se demander si, paradoxalement, en soulignant et en écartant tout à la fois une partie visible de sa création, autrement dit sa source, il n’en a pas dissimulé la partie invisible. Essayons d’être plus clair : Burning s’inspire d’une nouvelle d’une vingtaine de pages, Les Granges brûlées, de Murakami, mais cette caution littéraire est de facto rendue secondaire par le fait que le film fait deux heures trente : le réalisateur, qui reconnaît lui-même en riant que son film est « un peu long », explique qu’il n’a gardé de la nouvelle que la situation de départ. Deux hommes et une femme. C’est la raison pour laquelle on s’est hâté de citer le Jules et Jim de Truffaut. Et, de Truffaut, on passe aisément à Hitchcock. Pourquoi pas ? Mais Hitchcock fournit presque toujours une solution. Nous semble plus exact, plus judicieux, le rapprochement avec Antonioni, d’ailleurs déjà proposé par certains commentateurs, mais un peu moins fréquemment.

 

 

Le seul titre de Burning ‒ qui renvoie à la fois à la pyromanie de l’un des deux protagonistes masculins et au feu intérieur qui consume l’autre ‒ fait remonter dans notre mémoire la définition qu’un critique anglais avait donnée en son temps d’un film d’Antonioni ‒ et qui pourrait probablement s’appliquer à tous ses films : « a slow burning thriller ». Une énigme qui se déroule à petit feu. Une enquête où le feu reste caché sous la cendre. Fragilité des apparences et, donc, pour peu que l’on soit un brin platonicien, de la réalité elle-même. Burning rappelle évidemment L’Avventura. Burning pourrait aussi s’appeler Identification d’une femme. Toutefois, en épluchant sa clémentine qui n’existe pas, son héroïne s’impose d’abord comme l’héritière directe du mime qui s’amusait à lancer une balle imaginaire dans la « conclusion » de Blow-up. Et la disparition même de cette héroïne ‒ prolongement tragique de ses talents de mime ? ‒ n’est-elle pas l’écho de celle de Vanessa Redgrave et du cadavre (?) vaguement aperçu dans le parc du même Blow-up ? On pourrait même voir les deux héros, le riche et le pauvre, de Burning comme la dissociation du personnage de David Hemmings, dandy qui ne dédaignait pas de se mêler aux SDF pour exercer son métier de photographe (cette « surprise » constituait l’ouverture du film).

 

 

La force de Burning est d’inscrire ce thème dans un contexte coréen, la frontière entre les deux Corée étant comme une concrétisation de l’invisible. Nous sommes constamment, pour reprendre le titre d’un autre film coréen, « entre deux rives ». Qu’ont dû ressentir ces hommes et ces femmes d’une même famille qui, il y a à peine quelques semaines, n’ont pu se retrouver que pendant quelques heures après des années et des années de séparation ? L’Autre est là, tout proche et en même temps parfaitement inaccessible.

Mais il semble qu’Antonioni, même s’il avait choisi pour décor le Londres des sixties, s’était moins attaché à ancrer historiquement son histoire (on pourrait évoquer aussi l’allusion possible à un sinistre trafic d’organes dans Burning, une scène apparemment hors sujet entre le protagoniste et sa mère étant peut-être en fait la moins fausse des fausses pistes). Tout était résumé en quelques lignes par le grand Michelangelo, dans son recueil posthume Je commence à comprendre : « J’ai visité l’usine avec le mur d’enceinte vert. Devant ce mur, j’ai attendu qu’il se passe quelque chose. Il arrive toujours quelque chose. Aujourd’hui, non, rien. Et puis j’ai compris que l’événement de cette journée, c’était moi, debout à attendre là devant le mur. »

Dans tous les cas, comme disait Flaubert, l’art consiste à faire quelque chose de rien. Et en particulier quand ce rien n’est autre que la mort.

 

FAL

 

Burning, réalisé par Lee-Chang Dong, avec Yoo-Ah-in, Steven Yeun, Jeon Jong-seo

sortie en salles le 29 août 2018,

durée 2h28

 

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