Un certain M. Piekielny de François-Henri Désérable : de la littérature selfie

au 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny

Confesser tout d’abord avoir trouvé l’idée (le pitch) admirable. Tous les lecteurs de La Promesse de l’aube se souviennent qu’ « au 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny ». Et aussi que lui seul, discret comme une souris, ne riait pas de Mina promettant un destin fabuleux à l’enfant pauvre de la pauvre rue Grande-Pohulanta, son fils deviendrait « ambassadeur de France, chevalier de la Légion d’honneur, grand auteur dramatique, Ibsen, Gabriele D’Annunzio. » Monsieur Pikielny aurait en outre chargé l’enfant de dire au monde qu’au 16 etc. Ce que fit. Charge d’âme, disait Gary.  Charge d’âme, le fin mot de l’affaire « Garder une trace pour que la mort de son fils ne soit pas une deuxième mort par un oubli général, un « nulle part. »

Pour Gary comme pour Barthes, la promesse de l’aube, celle qu’enfants, ils se firent à eux-mêmes n’était pas d’écrire « pour se justifier au nom de l’enfant qu’ils furent », mais de sauvegarder le visage de la mère, édifier un monument, « que leurs vies durent autant que la sienne », promesse étendue à M. Piekielny et sans doute à tout un petit peuple disparu, un peuple aussi disparate et hétéroclite que le sera le Belleville du jeune Momo, ces Misérables dont il lui faudra quelque jour se faire l’aède, le souvenir, la trace, sous n’importe quel nom Gary, Ajar, Lucien Brûlard, François Mermont, Shatan Bogat,  Fosco Sinibaldi …..  Non Gary ne fut pas un caméléon, au contraire un tigre, acharné à déchiqueter sa proie, la bêtise, l’inconstance, le j’en foutisme et la méchanceté …

Pour tous les lecteurs de Gary, M. Pikielny – infernal en polonais, porteur d’un nom donné par dérision sans doute antisémite – ce Monsieur Cornichon – qui n’avait pas quitté la Pologne à temps –  représentait ce que le jeune Roman attendait d’un père absent, la confiance et aussi les millions de morts de la région, shoah par balles – sujet de son futur Genghis Cohn ou chambres à gaz, ce qui selon lui aurait été le cas de son père « mort de peur sur le chemin de la Chambre ! » En réalité, Gary sait que son père Arieh Leib dit Leïba ne fut pas un lion et qu’il disparut, abattu dans la forêt polonaise qui servira de cadre à son Education européenne, en compagnie de Frida, sa seconde épouse et de ses deux enfants, Valentina et Pawel5, avec des milliers d’autres. D’ailleurs une des raisons, sinon la raison majeure, qui lui fit écrire son chef-d’œuvre La Danse de Genghis Cohn.

Etre juif, ce n’est pas faire ses courses à l’hyper cacher et envoyer ses enfants à l’école juive, c’est s’évertuer toute sa vie de les soustraire à la mort et leur faire croire, à eux, tellement méprisés, avilis, à eux dont les ancêtres ont été battus à mort et finalement gazés comme des cloportes, eux qui jamais n’entendent aucun souvenir héroïque, qu’ils sont des Jésus dans son étable de Bethléem ou des Menashem, célébrés dans « l’Hymne messianique » de Qoumran composé sur le modèle du chapitre 6 de l’Enéide. Ici le nom du juif rejoint le chagrin de l’homme contemporain, le chagrin de celui que nul n’arrose plus des larmes de l’épopée et ne nourrit plus au terreau de la gloire ! Voilà qui explique en partie le retour de Gary, la passion Gary, l’engouement d’une nouvelle génération pour un auteur tellement méprisé de son vivant par ses confrères et déjà adulé par son lectorat.

Notre jeune champion non du jeûne mais de hockey, François Henri Désérable, Bégé il faut en convenir, s’est donc donné pour tâche d’écrire la biographie de ce Monsieur Piekielny.  Une sacrée bonne idée et une superbe gageure ! Place à l’imaginaire ! Faites entrer Dame Littérature ! Applaudissements, hourras, vivats !

Gary et moi

La lecture d’Un certain M. Piekielni – titre trompeur – s’avère passionnante, édifiante. Renversante. Pas d’autre mot. Si j’avais vraiment de l’humour, je sous-titrerai ma lecture : Pourquoi je ne dormirai désormais jamais sous couverture blanche ! Parce que jamais, je ne pourrais écrire ce Gary et MOI, jamais, je n’oserai faire miens des propos lus cent fois, deux cent fois, en prenant la pose désinvolte d’un étudiant de troisième année qui sait qu’il vient d’être reçu dans l’école d’art de ses rêves et qu’il ne terminera pas sa licence ! Chez Désérable-Pécuchet, les juifs jouent du violon sous les étoiles, normal il a vu des cartes postales de Chagall et sait que tout écrivain russe sort du manteau de Gogol non pour avoir lu le Nabokov, il n’en parlerait pas comme ça, mais parce que la citation doit traîner sur le Net, il sait aussi que Yavhé est un gros barbu et surnomme Hitler « le moustachu ». En réalité, les juifs, pour ne pas dire son nom, parlent du « peintre » celui qui faute d’être entré à l’Académie des Beaux-Arts à repeint l’Europe en vert-de-gris, comme ils nomment Jésus « l’acrobate ». L’humour juif n’est pas un produit light. Bref, le brave M. Cornichon sert ici de clown blanc à l’auguste écrivain qui se doit d’être jeune, sportif, disert, superficiel, hétéro, amateur de jolies filles : néo-hussard gauchard en un mot.

Pour ce faire, il doit estimer nul le merveilleux Chien blanc où Gary pulvérise le chantage exercé par le tiers monde vis-à-vis des blancs avec la vivacité dont il s’attaqua au culte de la souffrance et à l’apitoiement :

 

Les Noirs sont paradoxalement ce qu’il y a de plus typiquement américain.  On ne les a pas éduqués… et ils ont ainsi conservé l’état d’esprit des américains du XIXe siècle. Ils sont plus proches des valeurs traditionnelles américaines et cela parce qu’ils n’ont pas reçu l’éducation qui a désaméricanisé la jeunesse américaine. C’est pourquoi il y a un certain nazisme, du racisme dans les ghettos.  Il y a du fascisme aussi. C’est le stade du capitalisme pur. La seule punition que l’on puisse infliger aux Blancs, c’est de leur prendre leur argent. Toute la structure nord-américaine est fondée sur la consommation, or les Noirs sont des non-consommateurs. C’est la société de provocation.  Ils sont soumis à la société de consommation par la publicité et on ne leur donne pas le droit de consommer.  D’où l’explosion. »

 

Pour parfaire le portrait de l’auguste écrivain, celui-ci se doit de converser au café avec son Alter Ego Gary, sans avoir conchié la France de son sang ni encore prouvé sa valeur, qui, chacun sait « n’attend pas le nombre des années ». Un livre symptomatique, paradigmatique, l’essence même de la littérature du mâle blanc hexagonal des années 2000 comme Virginie Despentes en constitue l’Aubrac. Un écrivain non pas à allure mais à pose, qui avant même d’avoir fait ses classes reçoit les honneurs du monde et se glisse dans la peau des Grands, certain de le mériter sans avoir éprouvé le millième de ce qu’ils éprouvèrent. L’auguste écrivain aujourd’hui est lisse comme un profil FB, nourri de Google en barre, érudit de savoir faire des fiches et de connaître l’art de les placer toujours à bon escient, comme il sait à merveille celui de pratiquer la connivence avec son lecteur.

Après avoir évoqué Gary, enfermé dans une chambre d’hôtel pour y composer compulsivement La Promesse de l’aube, F.H.D :

 

On peut aussi se contenter de tourner le dos à la fenêtre – ce que des mois durant j’ai fait par dépit. Le mur vis-à-vis de la mienne est tapissé de vigne vierge. C’est d’une splendeur qui peut être enivrante, et qui pourtant m’a accablé : je me souviens de ces jours inféconds, de plus en plus écourtés, au début de l’automne, il pleuvait ; la vigne vierge se paraît de couleurs, ses feuilles passaient du vert à l’orange, puis au rouge ; les miennes invariablement restaient blanches. »

 

Après cette période virgilienne, ces Géorgiques de la feuille blanche vient le lamento flaubertien :

 

Jour après jour j’ajournai l’écriture de ce livre. Mon enquête patinait, elle était au point mort et Piekielny, introuvable. Dieu sait pourtant que je l’avais cherché : dans les méandres du web, où se trouvant partout à la fois il n’était nulle part ; dans les archives à Vilnius, où nul ne semblait l’avoir jamais vu ; dans les souvenirs de ceux qui jadis avaient connu Gary, qui, l’ayant croisé rue du Bac, boulevard Saint-Germain ou ailleurs, avaient pu l’entendre évoquer le petit homme, mais non désolé, mon cher F.-H., jamais eu vent de ce M. Bikini. L’automne chavira dans l’hiver [ … ] »

 

Admirable usage du passé simple, curieux d’avoir loupé le Goncourt des Lycéens !  Désérable restera à Gary ce que Mascarille fut à Molière. Pour vous la faire brève, la montagne accouchera d’une souris, M. Piekielny a existé. Notre jeune Sherlock finira par trouver son nom dans les archives, après nous avoir introduit dans son intimité de jeune poulain gallimardeux, oint par Roger Grenier, entré dans la cohorte des Messieurs Jadis : Waller, Blondin, Gallimard le patriarche, Prévert, Sartre, Camus….

J’arrête là.

A nous, qui avons lu chez Malaparte le récit du massacre ou pogrom de Jassy, qu’ont à nous apprendre les larmes d’un jeune crocodile ?  On ne raconte pas la « shoah par balles » à la manière d’un journaliste de Paris-Match après avoir vu Genghis Cohn montrer son cul aux gendarmes de Hambourg et son âme sauter, bon dibbouck, dans le corps de Schatz, futur commissaire de police aux mains sales de n’oser plus se laver les mains au savon – on ne sait jamais à qui on a affaire ! Ecrire et faire du journalisme s’avèrent disciplines contraires.

Barthes.

 

On entend souvent dire que l’art a pour charge d’exprimer l’inexprimable. C’est le contraire qu’il faut dire : toute tâche de l’art est d’inexprimer l’exprimable. Seuls les textes qui inexpriment l’exprimable peuvent être qualifié de textes littéraires, pas les autres. »

 

On peut « faire littérature », donner le change, faire passer le Canada dry pour de l’alcool,  mais l’exprimable Shoah – chose arrivée – en littérature n‘a cessé d’être rendue inexprimable par Paul Celan,  Nelly Sachs, Perec dans  W ou le Souvenir d’enfance, par André Schwartz-Bart en son Dernier des justes, convenir que « la tentative d’extermination des juifs d’Europe » a eu ses écrivains et que Romain Gary, considéré comme écrivain mineur par le petit monde des lettres, qui sait les beaux endroits qui méritent des Ah, est parvenu par deux fois à ce prodige une fois avec Genghis et une autre dans Europa… A ce titre, il mérite qu’envers lui, nous ayons des égards : la délicatesse de savoir « fouler une terre qu’Homère, Milton et Shakespeare avaient rendue sacrée » et qu’à l’instar de très nombreux lecteurs, nous occupions le reste de notre vie terrestre à relire les écrivains véritables, sans nous préoccuper d’aucune littérature de selfie qui n’avoue pas son nom. Cette sous-littérature, foncièrement démagogique, tend à persuader toutes les étudiantes en deuxième année de Lettres modernes qu’un écrivain du Ve millénaire peut écrire sans prendre en compte ses prédécesseurs autrement qu’en les invitant à boire un dernier verre au bar du Pont Royal, et en méprisant copieusement les artifices qui firent la gloire de l’ancienne rhétorique ….

Le dernier mot à M. Piekielny.

Selon notre enquêteur, le personnage a bel et bien existé mais sous un autre nom, celui de Dziegiel et F.H.D d’écrire son nom afin de « faire triompher la littérature, à travers le réel. » Gary au carré.  B.A. accomplie. Bonne conscience. Les juifs d’Europe ont encore, morts, une place en douce France, on les dénombre et on décrit avec complaisance et désinvolture leurs corps molestés et sanglants, comme en use Paris-Match avec les victimes de guerre depuis de trop longues décennies. Gary préfère réutiliser la métaphore du savon :

 

Ce qui est fait est fait, et les os du pauvre homme, transformés à la sortie du four en savon ont depuis longtemps servi à satisfaire le besoin de propreté des nazis. »

 

J’ajouterai le besoin de propreté de tous les petits marquis de l’Infini qui usent du « pogrom majeur de l’ère industrielle » comme toile de fond à leurs chemins de Gloire.

Pour finir. Il m’est aussi arrivé de rencontrer M. Piekielny. C’était à Paris, dans l’autobus 29, au niveau de la place Daumesnil. Nous étions en 1984, cette année-là, le Goncourt fut attribué à un roman rose titré l’Amant d’une certaine Marguerite Duras dont ce n’était pas, loin s’en faut, le meilleur livre. Je lisais Clair de femme. Arrivée à destination, je fermai mon livre et m’apprêtai à descendre, quand mon vis-à-vis, un petit homme vêtu de gris, discret, presque invisible, déjà vieux, enfin c’est ainsi que je le perçus, m’interpella de ses yeux clairs – je me souviens qu’ils étaient bleus – et de sa voix timide  : « Mademoiselle, vous lisez la plus belle histoire d’amour jamais écrite ». Je lui rendis son sourire, et songeant à Duras, à son ami Mitterrand, au tapage des prix, je me réjouissais que Gary fut apprécié à sa juste valeur par des lecteurs aussi modestes et aussi éloignés du Saint des Saints.

En refermant ce Gary et MOI, je réalise que M. Piekielny était en fait le destinataire de La Promesse de l’aube et que Gary n’avait jamais écrit que pour le modeste fourreur qui lui avait donné la vie, cet artisan qu’il avait si peu connu et dont le dibbouk le hantait, lui faisant honte d’être devenu un nanti, un auteur célèbre à Tu et à Toi avec les grands du monde, le désignant pour jamais imposteur et que pour se défendre de cette traîtrise supposée,  son fils n’avait opposé qu’un autre artisanat, celui des lettres,  dont la mort à sa guise ferait ou ne ferait pas une œuvre. Chaque jour, au rapport, il avait composé une lettre au Père : il lui avait avoué le poids de son absence avec La Promesse de l’aube et l’avait encore accusé d’avoir psychiquement détruit sa mère dans La Vie devant soi…  Si au moins, il était mort, Mina aurait pu, semblable au héros de Clair de femme, sortir chercher un nouvel amour, mais elle n’était qu’une vieille peau abandonnée pour de la chair plus fraîche !  Soudain l’insistance de Gary sur la vieillerie de Madame Rosa et de Cora Lamenaire prenait un sens renouvelé. Il plaignait sa mère, quinquagénaire livrée par le départ de son homme à une vieillesse précoce. Perdue l’estime d’elle-même, la rejetée s’était perçue comme un déchet ce qui l’avait conduite inexorablement sur les chemins d’Hystérie et de Violence.

Quant à Gary, en dépit de la réalisation de tous les rêves maternels, il savait n’être au fond qu’un sujet promis à l’extermination, prince et roi d’un bien trompeur royaume. Le secret de Romain Gary, le Landerneau l’avait pressenti en sa violence extrême et lui-même, grand lecteur du Comte de Monte-Cristo, s’en était vengé, sans en être, à l’instar d’Edmond Dantès, heureux.

 

Sarah Vajda

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