C’est la rouille, misère de la jeunesse

N’étant ni Guy Debord ni Blaise Cendrars, je n’ouvrirai pas les portes de Denoël à ce fils putatif de Jean-Paul Clébert, ci-devant clochard écrivain dont Le Paris insolite avait forcé leur admiration. Pourtant, j’aimerais que le nom d’Hadrien Timon Rouyard-en-attendant-c’est-la rouille soit connu des lecteurs de Boojum.

Un bon livre est d’emblée un classique et en écho, sa lecture, toujours, nous reconduit aux livres-pères.  Ici,  outre celui de Clébert,  l’Homme qui dort de Perec,  Les Choses et leur hypotexte, L’éducation sentimentale,  Les  Pléiades de Gobineau et bien entendu les deux plus grands ouvrages jamais offerts à l’adolescence,  que constituent  Roman avec cocaïne du mystérieux Aguéev – un certain Mark Lévi, semble-t-il,  né en 1898 à Moscou et mort à Erevan en 1975, auteur de cet unique chef-d’œuvre – et  L’attrape-cœurs, de J. D. Salinger, ce grand méconnu qui a fait davantage que d’offrir à six générations le miroir de leurs âmes, demeuré l’un des rares écrivains à avoir dénudé jusqu’à l’os l’opération scripturaire dans son ultime texte, Seymour, une introduction où chaque plumitif  est invité à prendre conscience de la difficulté de la tâche qu’il se propose et doit admettre l’échec au cœur de son plus bel ouvrage. L’irréductible de toute représentation…  Ce que le mythe du duende, si cher à Llorca, avait déjà après d’autres exprimé : cette difficulté consubstantielle à la présence réelle d’advenir dans l’œuvre et que seule, l’allégorie baroque, désormais interdite, approchait.

Rien de tel ici et pourtant une impression de juste et de vrai déchire le ballet des figures déjà lues. Rouyard prend place dans la cohorte des écrivains de la faim et de la dèche, ces clochards célestes, qui bien avant que naissent les auteurs dits de la beat generation, avaient dérivé dans Christiana, de Braila à Paris, en passant par Constantinople et maintes autres villes, à New-York, à moins que ce ne soit à Paris et à Londres.

Rouyard, faisant de son personnage le fils d’un peintre déclassé, chassé par la gentralisation des cités modernes de confins en confins et d’une enseignante de latin, tôt lassée de son bohémien de mari et du modèle, qu’à ses deux fils, il donnait, sortit un beau ou triste matin de leur vie, les laissant vivre à leur guise, suit la trace des Hamsun, Istrati, Miller, Orwell et aussi du Wells, le moins connu, l’auteur d’un chef-d’œuvre qui annonçait Les choses : L’amour et M. Lewisham.

Ce texte constitue l’éloge d’un père, une Lettre au Père, véritable homme libre, le genre à ne pas s’exciter quand il découvre de l’héroïne dans un paquet de clopes. Ce faisant, Rouyard, avec une audace et une énergie sans pareilles, inscrit ce roman, au cœur de notre temps, où la figure du père s’est, non point absentée comme on le lit souvent mais rapprochée au point de fusion le plus extrême où la liberté peine, en dépit des apparences, à jaillir. Ce père-frère, ce père, qui tant nous ressemble, contre lequel aucune révolte n’est possible, qu’a-t-il fait à ses fils, en dépit ou en cause de l’amour ? L’amour est-il le modèle souhaitable de ce lien? En filigrane, Rouyard fait sourdre de bien intéressantes problématiques, sans jamais sembler philosopher ou sociologiser. Il décrit ce qui est et le réel indifférent déploie ses pièges et ses tragédies. Voilà qui fait de ce texte bien écrit, charpenté comme se doit, élégant, intelligent en diable et souvent fort drôle en sa sinistrose extrême, une lecture attachante, captivante.  

Frappent d’abord sa justesse, ensuite son absence de sentimentalisme, qui n’aborde pourtant jamais aux rives du Cynisme et surtout de la Plainte. Rien de Céline, Vallès ou Nabe et tous leurs rageurs épigones, enfants jaloux de n’être pas nés sous les trente Glorieuses mais les trente Pouilleuses, passant leur temps de livres en livres à accuser Pierre, Paul, la société, leurs parents et leurs maîtres, du déplorable état où parâtres et marâtres les plongent.    

 Tout d’abord, l’objet-livre.

Après un contrat signé avec une maison d’édition, qui n’a pas résisté au Covid, l’auteur a choisi l’autoédition. Pas l’Harmattan/charlatan ou le format E-book mais la forme du journal : ce qui donne 25 grandes pages élégantes et lisibles à déployer devant soi et une lecture contraire à nos habitudes, sur cinq colonnes, en caractères 10 ou 12.

https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/le-grand-je-edition.

J’apprécie beaucoup moins la photo, qui pourrait constituer la couverture mais le jugement esthétique est toujours subjectif, comme certaines longueurs et complaisances auraient mérité un ciseau éditorial, particulièrement les passages consacrés à l’art de la chourre. Mais bon, n’est pas Bresson qui veut…  Peu de reproches à la vérité et beaucoup de fortes et belles pages.  

Paris, Lyon insolites.

Le propos est celui de Clébert, un enfant perdu bohémianise.  Ici, l’arrière-plan n’est pas la Résistance à seize ans,  tôt suivie de l’incapacité de rejoindre le rang : retourner au lycée ou prendre place dans la ronde fatidique métro-boulot-dodo sans diplôme mais une errance de déclassé à la Vallès dans un monde où l’alcool, la drogue, le tabagisme outrancier :  tout ce qui stupéfie et déréalise semble devoir impérativement  succéder aux  kinder, mcdo, fraises tagada,  oasis et autres saletés imposées au jeune âge, un monde où tout coûte et où il est devenu quasiment impossible de survivre sans argent.

C’est là, dans la contemplation des figures obligées, que réside l’intérêt supérieur du livre : contraindre le lecteur à arpenter tout ce qui sépare les époques, dans des cadres identiques en tous points et ce jusqu’au job de pion, déjà présent chez Wells.   On y retrouve les thématiques abordées par le Perec de « Cause commune » : rapport à l’espace, génie des lieux commandant les conduites d’évitement, de survie ou de fuite.  

À partir de 13 ans, le jeune rebelle, cœur de cible comme un autre, lecteur de Quincey, Baudelaire ou bien analphabète, obtempère et s’attelle, patient, à sa destruction ordonnée. Un consommateur vaut l’autre. Celui qui n’ira pas sagement chez Ikea, Poltronesofa, la première fille engrossée, ou ne se fera pas l’habitué des sites de rencontre ; consomme des stupéfiants, en attendant la résurrection ou la mort.

Salut par l’écriture ou simple lassitude, le narrateur abandonne la drogue, aime ou croit aimer ce qui revient au même la jeune fille naïve, qu’il a tenté en vain de détruire de son cynisme et de ses sarcasmes. Elle rencontrera Maury, son unique ami. Ils feront affaire, le laissant seul absolument face à son destin; Entre vie et mort, que choisir ?  

La drogue :

Lorsque, pendant tant d’années, la drogue nous a débarrassé de tous nos ressentis ( évidemment il aurait pu écrire évidé de toutes sensations et éviter le néologisme des météorologues ), par quelques gestes rituels et savants, qu’on a fait de la mollesse quotidienne une couche où un simple changement de position nous fait passer d’un jour à l’autre ; quand il suffit de la chaleur d’une dose pour gonfler la platitude du réel comme une foutue toile à montgolfière,  le poids des choses n’y étant plus que des sacs de sable – alors l’abstinence nous fait chercher dans les êtres l’intensité, la valeur, la force de ne pas recommencer.

Évidemment, j’ai pensé à Holden et à Joséphine-Zoé, sauf qu’à l’époque, la drogue n’était pas aussi répandue, quoique le monde fut déjà aussi moche et qu’un visage humain déjà, ait paru denrée rare.

Le bonheur n’est pas au programme. Paris, Lyon ou Tunis – ce n’est pas à Sfax mais à Tunis que sa mère part enseigner –  la lucidité, maîtresse de la place, énonce les jeux faits dans un monde où, impair et passe, rien ne va plus. En être ou ne pas en être, là est la question. La marge devenue sordide a perdu sa poésie à laquelle tout le talent de Rouyard ne rendra pas vie.  

L’important ici, outre le décalage entre le texte de Clébert et celui de Rouyard – seule la littérature parvient à capter le changement d’époque, se faire M.K, le parfait arpenteur d’une distance insécable et mesurer l’exacte distance qui désunit l’individu des saisons et des châteaux – tient à l’écriture, la seule raison qui oblige le lecteur à aller sans dégoût jusqu’au bout un texte aussi déprimant. Les jeunes gens en colère d’aujourd’hui ignorent jusqu’à la triste fièvre du samedi soir qui, jusqu’au bout des jours, savent devoir marcher sans espoir.

De quartier perdu en quartier perdu, l’anti-héros va, perdant sa vie à fumer, à boire et à se camer, les yeux pourtant grands ouverts sur le monde, en quête de lumière. Classes oisives et non plus laborieuses, au grand soleil du Capital, sont devenues dangereuses. Essentiellement pour leurs gosses ! La généralisation de la dope et la furie de boire jusqu’au coma a changé la donne dans cette quart-mondialisation, qui touche jusques aux beaux quartiers, quand notre belle jeunesse – celle qui voudrait tout tout de suite selon le beau mot de Morgan Sportèset n’aura rien – teufe, jusqu’à oublier être les fils d’une lignée qui, du Chemin des Dames à Auschwitz, d’Hiroshima à Tchernobyl, de Robespierre à Lénine et de Marx à Badiou n’a pas démérité des combats de la Mort.

Le moyen d’espérer encore consiste à lire les confessions d’un garçon qui a beaucoup écouté et non celui d’un jeune homme qui s’écoute pérorer – splendide en sa différence. Ici pas de goût de l’ordure, de volonté délibérée de choquer, en dépit de la violence inouïe d’un tel apprentissage !

Reposant et surtout tellement plus dur.

Sarah Vajda

Hadrien Timon Rouyard, C’est la rouille, éditions Le Grand je, Paris, janvier 2023, pages, 10 euros

On peut se procurer l’ouvrage dans les librairies suivantes :

Librairie Un Regard Moderne, 10 Rue Gît-le-Cœur, 75006 Paris

LIBRAIRIE KOGAN / 7 EME ARTS, 17 Rue du Bac, 75007 Paris
Chloé Et Denis Ozanne / DEESSE SARL, 21 Rue Monge, 75005 Paris
La Nouvelle Librairie, 11 Rue de Médicis, 75006 Paris
Librairie Vendredi, 67 R. des Martyrs, 75009 Paris
Librairie VOLUME, 47 Rue Notre Dame de Nazareth, 75003 Paris
Librairie l’Atelier, 2bis Rue du Jourdain, 75020 Paris
La Cartouche, 7 Rue du Jourdain, 75020 Paris
L’Écume des Pages, 174 Bd Saint-Germain, 75006 Paris
Le Livre En Pente, 18 Rue des Pierres Plantées, 69001 Lyon
Librairie Vivement Dimanche – L’Aînée, 4 Rue du Chariot d’Or, 69004 Lyon

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