Une introduction à l’histoire des sensibilités par Christophe Granger et Sarah Rey
Jusqu’au XVIIIe siècle, les sensibilités n’avaient pas d’histoire. L’histoire ne relatait que les grands événements guerriers et politiques. Les sentiments liés à l’histoire étaient l’affaire des arts, principalement des tragédies. Quand un historien se laissait aller à quelque pathos, c’était à titre d’ornement, afin d’appâter le lecteur.
Au XVIIIe siècle, « l’âme sensible » devient une valeur sociale. Dans son Encyclopédie Denis Diderot consacre un article à la « Sensibilité », en 1765. Les sens et les sentiments deviennent un objet pour l’historien.
Dans ce livre, Christophe Ranger et Sarah Rey nous présentent une histoire… de l’histoire des sensibilités, ainsi qu’un survol des méthodes utilisées par les historiens. Ils passent en revue les différents domaines étudiés.
Les sens et les sentiments évoluent avec le temps
L’usage des sens, nos plaisirs et nos peines, ont varié dans le temps. N’en déplaise aux neurosciences, voir ou entendre ne sont pas seulement des phénomènes biologiques, notre usage des sens dépend des évolutions sociales. De même, le toucher, le goûter, le sentir évoluent : nous sommes devenus intolérants vis-à-vis des « mauvaises odeurs », aujourd’hui nous faisons peu de cas de l’odorat ; le goût évolue avec l’usage du sucre apparu au XVIIe siècle, on apprécie moins les condiments et épices qui présentaient le mérite de masquer le goût des aliments souvent avariés, etc.
Les formes de la vie affective dépendent des valeurs en cours. Le sentiment familial et l’amour conjugal connaissent actuellement une involution. De même pour les sentiments moraux : au Moyen âge on valorisait la « vergogne » : la honte signifiait qu’on s’approchait d’un comportement plus vertueux.
Les émotions ne sont plus étrangères au politique. On a fait une histoire des sensibilités politiques : comment gouverne-t-on par les émotions, en quoi les émotions et sentiments nourrissent la révolte.
L’histoire des sensibilités n’est plus mal aimée
Ce petit livre se révèle être une défense et illustration de l’histoire des sensibilités, montrant son foisonnement, la diversité des travaux qu’elle a suscitée. Elle a contribué, avec l’école des Annales, à faire évoluer la conception de l’histoire, qui n’est plus dès lors seulement événementielle. Ce qu’on a pu lui reprocher en l’accusant de dépolitiser l’histoire.
Dans leur conclusion, les auteurs tiennent à s’inscrire en faux vis-à-vis de la vogue naturaliste actuelle, selon laquelle nos hormones seraient notre destin : « Face à l’emprise que la biologie et les neurosciences réservent au cerveau dans l’explication des sensations et des émotions, [l’histoire des sensibilités] fait ainsi valoir la nécessité d’en passer par une compréhension historique des sociétés ». C’est la dernière phrase de leur livre !
Mathias Lair
Christophe Granger et Sarah Rey, Introduction à l’histoire des sensibilités, La Découverte « repères », août 2024, 128 pages, 11 euros