Claudel et Rodin, de la passion amoureuse

Je couche toute nue pour me faire croire que vous êtes là mais quand je me réveille, ce n’est plus la même chose. Je vous embrasse.
Camille
Surtout ne me trompez plus »

 

Couverture de Je couche toute nueQui d’entre nous n’a jamais commenté pour soi seul ou entre amis la love affair Claudel/Rodin ? Qui n’a jamais médit, selon son humeur et son sexe, de l’un ou de l’autre ? Que celui qui n’a jamais condamné la conduite de Paul Claudel, demeuré près de trente ans sans porter secours à sa sœur, se présente ! Qui n’a jamais été tenté d’ajouter le martyre psychiatrique de Camille Claudel au panthéon des maudits, entonné la ballade des pendus, des crucifiés au nom de l’art ?

Le moyen de ne pas compatir ? Ne pas demeurer sidérés devant la dureté du sort qui accabla Camille Claudel.

A qui l’attribuer ? Tout attentat exige un coupable, toute victime, un bourreau et tout crime, son châtiment. Dieu ou Diable, communauté, idée reçue ou naturelle, de tous temps les hommes s’échinent à ordonner le réel. Dans cette méchante affaire, tombée depuis bientôt deux siècles dans le domaine public, les prévenus se pressent. Doxa ou bienséance bourgeoise, misogynie, méchanceté, indifférence, Folie ? Au prétoire, l’Eglise, l’Institution, la psychologie et l’Etat défilent, tous également convaincus de deux chefs d’accusations celui de Surveiller et celui de Punir. Suffit-il donc de nommer le coupable pour amoindrir l’horreur ? Quelle leçon pouvons-nous, médiocres, trop médiocres, en tirer ?

Motif de sympathie, opération cathartique, le vin tiré, bu, la tragédie réclame un sixième acte. Le voici. Signé Ibsen. Sa dernière pièce : Quand nous nous réveillerons d’entre les morts imagine l’ultime rencontre entre le vieux Rodin et le fantôme de Camille. Il faut sauver le soldat Camille ! Honorer la jeune morte enterrée vive en désespoir, entrée en délire, enfin murée in pace : interdite de courrier et de visites, jusqu’à la disparition de sa mère ! Morte comme ne meurent plus les chiens. Sans fleurs ni couronnes, sans amis et sans famille, le plus grand sculpteur du siècle, jetée à la fosse commune. Sans épitaphe. A l’encan, son visage de vieille parcheminé et gris, sa bouche vide, morte d’inanition comme la majorité des malades mentaux sous le régime de Vichy. Treize ans plus tard, en 1955, Claudel-le Grand quitte la terre, sans avoir jamais tenté de retrouver ses restes. En 1964, son fils Pierre, au nom de la Société des Amis de Paul Claudel, écrit au maire de Montfavet. Il souhaite faire transférer le corps de sa tante dans son village natal, au caveau familial.1 En l’absence de fosse et de cimetière, sans doute rebâti dans l’allégresse pressée des après-guerre, c’est fini.

Les archives – rare mérite – ne sauraient être contestées. Lettres et articles remarquablement triés et admirablement placés, le lecteur recomposera sans peine les étapes du calvaire et pardonnera à ce remarquable volume son exécrable titre. Aucune herméneutique jamais n’abolira les faits. Rodin plaide non coupable. Il l’est. Aucune jalousie d’artiste n’entrava l’admiration qu’il porta à sa jeune élève. En tous lieux et à toute heure, le lecteur le découvrira, acharné à défendre son œuvre avec la ténacité d’un maquignon normand. Bec et ongles attaché aussi à lui permettre sinon d’en vivre, du moins d’en tirer profit. Jusqu’à sa mort encore, dix-sept ans durant, l’amant fugueur tentera par des dons discrets d’adoucir « la géhenne »2 de la tant et si mal aimée.

Photos de Camille Claudel et Rodin

Non coupable est-il pour autant innocent ? Un dramaturge – encore un- avait à l’avance fixé le canevas sinistre, le pitch si vous préférez. Dans une pièce composée cinquante ans avant la naissance de Rodin, Camille, génie et femme, se prénommait et Nina et Treplev jeune artiste prometteur ; Rodin c’était Trigorine. Rien ne manque : ni le vieux collage auquel le Maître, qui a nécessité d’une mère, d’une infirmière, revient ni la jeune fille bafouée, crucifiée par la maternité indésirable ni le mépris hautain du monde envers l’artiste véritable, celui qui rêve de formes nouvelles et place la douleur et la douceur de vivre et non la force vitale au cœur de la condition humaine et de son dispositif artistique. Intelligence et sensibilité ensemble et non expression brute de la force. Apollon ou Dionysos… On revient toujours à Platon. En lieu et place du coup de feu final, deux chasseurs font irruption dans l’atelier de la Mouette, la capturent et l’emportent loin du lac et de ses sortilèges, à l’asile. La réalité, violence nue sans transcendance, est toujours plus sordide où le sublime fait défaut. Rodin se comporta comme d’ordinaire les hommes, en lâche. Ni plus ni moins.

Pour advenir la tragédie a besoin de nombreux ingrédients.

Paul Claudel :

Camille ne pouvait assurer au grand homme la parfaite sécurité d’habitudes et d’amour propre qu’il trouvait auprès d’une vieille maîtresse. Et d’autre part, deux génies d’égale puissance n’auraient su si longtemps partager le même atelier et la même clientèle. Le divorce était inévitable. Pour ma sœur, ce fut une catastrophe.»

Ici intervient un autre élément, une épice que l’immense poète ne sent pas. Celui qui, sur son propre tombeau, fit graver : « Ici repose la semence de Paul Claudel », sera seulement demeuré sourd aux accents d’une vieille comptine : « Ils étaient quatre petits enfants qui s’en allaient glaner au champ ! » Deux avortons liquidés et surtout deux enfants abandonnés, deux enfants que Rodin refusera de reconnaître, comme il ne reconnaîtra pas Auguste – envoyez les rires ! – Eugène Beuret, le fils de sa compagne (Camille la nomme élégamment « roulure »). Aux biographes de Rodin de moudre le grain, Freudiens, sortez vos encres et affûtez vos plumes ! Camille n’aura eu en tout et pour tout qu’un tort : n’avoir pas su la leçon de Célimène, de Madame Récamier et de Louise von Salomé, sa contemporaine à trois ans près : se garder chaste, éviter de se prendre le pied au tapis de la biologie ! Quand Camille, en son délire, prétend que Rodin lui a dérobé ses œuvres, elle parle de quatre enfants disparus et non de ses sculptures et quand elle s’affirme victime d’un complot, elle vise l’ordre médical, celui de l’assistance publique… tous les services sociaux aux ordres de la respectabilité bourgeoise d’un père, qui se refuse à endosser la responsabilité juridique de ses actes, dans un siècle où l’adultère conduisait la femme seule en prison et la privait de ses enfants.

Photo de Danaïde de Rodin

A ceci ajouter la solitude absolue d’une jeune femme que sa famille traite en gourgandine et qui n’a absolument personne vers qui se tourner. Camille n’est pas seulement une femme mais aussi un génie qui ignore le secret et les sources de sa prodigieuse capacité de travail. Le spectateur de ce ravage se tient ici aux rives de la magie, au seuil de l’ethnographie, qui songe en souriant au chantier consacré aux liens unissant maternité et puissance créatrice, ouvert précisément par Lou Andrea Salomé, la femme sans postérité. Longtemps, les hommes ont proclamé l’incapacité structurelle, native, des femmes à créer. Déjà dotées du pouvoir de donner la vie, elles n’allaient pas encore se prendre pour Dante et Shakespeare ! Si le contraire était vrai ? Si certaines femmes possédaient au centuple ce pouvoir, cette énergie créatrice, ce feu, ce don, qui selon Platon et la Bible, tient de la mantique, de la divination ? Je n’y résiste pas. Au hasard, Emily Brontë, Elisabeth Browning, Emily Dickinson, Jane Austen, Catherine Pozzi, Nelly Sachs … Evidemment, Jean Rhys et sa prisonnière des Sargasses, Woolf et Duras, Nathalie Sarraute … Il existe des tonnes d’ouvrages qui rendent justice à ces femmes qui, contre vents et marées, ont réalisé ce que sentaient, sans se préoccuper de la bienséance, des moqueries, parmi elles des dizaines de grands écrivains contemporains, Joyce Carol Oates, Toni Morrison…

Sous toutes les latitudes, on les voit capables d’élaborer dans la durée des œuvres plus viriles et plus fortes que celles de certains de nos petits marquis. Michelet, avant les disciples de Freud, s’était intéressé à ces questions, Barrès aussi avait tranché, notant dans son Journal le jour de sa rencontre avec la jeune Anna de Noailles, « J’aurais voulu qu’elle fût ma sœur ». Au cœur de la question du génie, celle de l’androgyne, S/Z, écrivait Barthes. Rodin peut donc être considéré comme responsable. Responsabilité limitée à ses capacités intellectuelles. Il aura cru voir en Camille une élève douée, quand elle était le double, la jumelle de Paul, l’un maître du Verbe et l’autre de la forme et du mouvement qui déplace les lignes. Comment Fère-en-Tardenois s’avéra la lande d’autres Brontë, sujet pour un petit conte. Quant à savoir pourquoi Camille n’a pas trouvé, au contraire de Mary Shelley et des Brontë, la force de poursuivre son travail dans les deuils et la mort, condition de possibilité du chef-d’œuvre, secret pétrarquéen, le lecteur peut accuser le territoire, l’exiguïté de l’âme française, la puissance de la doxa en terre jésuite, ce qu’il voudra. Les faits sont têtus. La Grande-Camille, en sa paranoïa, rejoignit la lie de la pensée française, accusant pêle-mêle Dreyfusards, Juifs, Huguenots et Francs-Maçons de son malheur. Curieux de demander à Maurras et à Drumont appui en de telles circonstances. Jaurès, Rachilde, George Sand et Louise Michel eussent mieux convenu ! Camille avait sans doute été trop bien élevée et une personne telle qu’elle aurait mérité une éducation protestante à la Schiller ou à la Stifter qui, n’aspirant qu’à l’émancipation du sujet, autorise le surgissement du sauvage, sans devoir l’hypostasier, comme Claudel d’ailleurs le fit d’Arthur Rimbaud. L’histoire littéraire, non plus que la psychologie des profondeurs, ne sauraient omettre l’histoire culturelle, parent pauvre encore de l’Université française.

Sculpture buste de Rodin

L’histoire des faits manque d’indulgence pour son lecteur. En effet, il advint que Camille devint folle. Elle ne se lavait ni ne sortait plus, vivait fenêtres et portes barricadées sans voir la lumière du jour, ne travaillait plus et inondait ses amis de lettres délirantes, accusant « la bande à Rodin et ses youpins » de s’introduire chez elle pour la piller. En l’état, la psychiatrie ne pouvait offrir que l’isolement, le calme et le silence. Camille a quarante-huit ans, quand sa vie charnelle s’achève. Lui restent encore trente ans à errer au royaume des ombres, au chant VI de l’Eneide, à attendre non pas Enée, Virgile ou Dante mais son frère Paul.

Les treize années Rodin s’effacent. Ne demeurent, dans l’absence et le silence, que Camille et Paul, les Brontë de Fère en Tardenois ! Le frère et la sœur tellement complémentaires et semblables, l’androgyne parfait, l’artiste absolu, poète et sculpteur, la glaise et le verbe. Ce lien indéfectible, en dépit du lâche abandon temporel de Paul, donne au livre sa plus belle couleur. Paul avoue ressembler à Camille, Paul admire l’œuvre de sa sœur, Paul insulte, voue aux gémonies l’infanticide, la déclare en état de péché mortel et souhaite sa mort, Paul pardonne, Paul se repend, Paul jubile. Sa sœur est sauvée…

Les plus belles pages du livre, les plus propices à la réflexion, les plus contemporaines aussi. Passé le temps des lois scélérates contre les libertés des femmes, que sont-elles devenues, les Dames du temps Jadis, soumises au Spectacle et aux nouveaux diktats du jeunisme, sans parler des délires parallèles et conjoints des obsédées du genre et des thuriféraires d’un monde que nous avions, en nos jeunes années, cru enseveli à jamais. Nous vîmes ce qu’homme jamais ne crut voir, quand nous assistions, impuissants, à l’entreprise de destruction du goût, de l’environnement et du paysage, sachant qu’aucun artiste ne saurait survivre en l’absence de commandes d’Etat. En littérature, le Goncourt des Lycéens, choisi par les profs pour les élèves, le niveau n’est pas moins détonnant que celui des institutions, qui réclament des vagins, des zobs, des plugs, des rayures de zèbres ou des draps d’emballage pour orner ce qui demeure de nos belles cités, en attendant leur pourrissement programmé sous la végétalisation outrancière et les morsures des rats.

Un tour pour rien Camille ! Aux oubliettes Paul, votre folie domptée, la magie du Partage de Midi, la pièce que je relis chaque année une ou deux fois, celle dont mon ami Philippe de Saint-Robert ne manque aucune reprise. Au néant, les cris de douleur de Lâla, de Mara, le plain-chant de Violaine, votre œuvre en un mot, que personne demain ne lira « trop catholique pour être honnête » !

En définitive, l’œuvre seule, Paul Claudel :

Journal, après le 25 septembre 1943.
Un mois avant la disparition de Camille. Réflexion sur la sculpture de ma sœur, qui est une confession toute imprégnée de sentiment, de passion, du drame intime.La 1re œuvre, L’Abandon, cette femme qui s’abandonne à l’amour, au génie. 2. La Valse, dans un mouvement spiral et une espèce d’envol, elle est emportée dans le tourbillon de la musique et de la passion. – 3. La Vague, les trois baigneuses qui se tiennent par la main et qui attendent l’écroulement de l’énorme vague au-dessus d’elles. – 4. L’Âge mûr, l’œuvre la plus déchirante. L’homme, lâche, emporté par l’habitude et la fatalité mauvaise, cette femme à genoux derrière lui et séparée qui lui tend le bras. -5. La Cheminée. L’abandonnée qui regarde le feu. -6. La dernière œuvre, Persée. Le héraut regarde, dans un miroir qu’il tient de sa main gauche, la tête de Méduse (la folie !) que le bras droit lève verticalement derrière lui. »

Sarah Vajda

JE COUCHE TOUTE NUE, CAMILLE/ AUGUSTE, éditions Slatkine&Cie, textes réunis par Isabelle Mons et Didier Le Fur, mai 2107, 400 pages, 21 euros.

1 En avril 1932, elle notait dans une lettre à son frère que Pierre avait un bon visage.

2 Ce sont ses mots.

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