Condé Nast, la fabrique du chic de Jérôme Kagan

Je ne sais sujet plus ambigu que celui du vêtement et de sa mère, la mode et Rica, le Persan de Montesquieu, en son temps, déjà  brocardait ses inconstances parisiennes :

Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes : les Français changent de mœurs selon l’âge de leur roi. Le Monarque pourrait même parvenir à rendre la Nation grave, s’il l’avait entrepris. Le prince imprime le caractère de son esprit à la Cour; la Cour, à la Ville, la Ville, aux provinces. L’âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres.

De toujours,moralistes et philosophes ont prévenu les hommes contre le  risque inouï, qu’à paraître ridicules, ils couraient, faisant, de cet ensemble de codes et de ce système,  un sujet moins frivole qu’il n’avait paru longtemps. Rossellini, dans son incroyable Prise de pouvoir de Louis XIV, n’a-t-il pas  dénudé la tyrannie naissante par l’usage que le Roi, encore lui, fit des plumes et des perruques, montrant comme il en affubla ses sujets. 

Par contraste aussi, nous savons les Muscadins contre les Sans-Culottes, les sublimes excès des parures vendéennes, les Incroyables, les Merveilleuses, les Zazous,  la jeunesse swing berlinoise sous le Reich millénaire, jusqu’aux garçons aux cheveux dans le vent et tout ce qui s’en est suivi. Plus près de nous, nous vîmes le grand Timonier, devenu l’ordonnateur du nouveau costume national, déjà le triomphe de l’unisexe ; le glamour des militantes des années soixante-dix, contre  la splendeur des filles-fleurs, envahissant nos rues, les inondant de couleurs et de soies. Le moyen d’ignorer que, même sous la Révolution française, le pantalon demeura interdit aux femmes et que Jeanne d’Arc fut brûlée pour n’avoir pas renoncé à son habit de soldate ? Le moyen, en un mot, de nier que l’habit en politique fait le moine et l’apostat ? Longtemps encore, la mode fut une affaire d’hommes et seulement d’hommes. Les mâles, dans la nature, n’étaient-ils pas plus chamarrés, plus éclatants que les femelles et les femmes, en miroir, belles en leur seule nudité. Satanique ou païenne selon les contextes ? Vénus, sortant des eaux, sirènes et nymphes au bois joli, les femmes ne semblaient belles, qu’au seuil de leur première maternité, Marie exceptée. A contrario, magiciennes et tsiganes, savantes en l’art des fards et habiles à faire crier, à contre-courant des modes du temps, couleurs et étoffes, furent décrétées sorcières, bonnes à brûler et pour de tels crimes, effectivement brûlées.  

Pas le lieu ici de développer ce chapitre plus essentiel que l’on ne l’estime souvent d’histoire culturelle autant que politique. Tout ici s’affirme enjeu de pouvoir et règne des dominations. Voilà ce dont il convient de se souvenir au liment de tout discours portant sur le phénomène-mode. Particulièrement si, comme c’est ici le cas, le livre, que l’on tient entre les mains, conte avec maestria un chapitre important du devenir collectif et industriel à l’âge démocratique ou prétendu tel de cet effort civilisationnel, que constitue l’art du vêtement. Ce, à l’âge aussi – j’en demeure, je l’avoue, obsédée, du retour de la burqa, son imaginaire et sa cohorte de codes, de lois et d’interdits. Le “Venez comme vous êtes” s’impose autant art de la guerre que le furent hier le port des premiers pantalons, l’abandon du corset, le refus ou le retour de certain type de lingeries, l’abandon du chapeau et des gants, celui des dentelles et des fleurs, le surgissement de la géométrie, les fluctuations des  longueurs des cheveux et les dictatures successives des volumes corporels et des couleurs : de leur apparition à leur codage jusqu’à leur disparition programmée, de Rubens à Zadkine. De semblable manière, l’abandon ou la prise de vêtements autochtones et européens conte aussi sûrement que l’histoire militaire le choc des civilisations et ses dommages/ravages. En ce vaste théâtre,  tout est signe et discours.    

 Sur la table de votre libraire, la dernière “curiosité” des éditions Séguier trône, en bonne et due place. Le beau, toujours désirable, votre œil, immédiatement captif d’un superbe macaron orangé  tirant sur le garance,  s’en approche. Sur ce macaron,  à moins d’être un fidèle lecteur de Vogue, de Vanity Fair, Glamour, GQ et j’en passe …. vous y découvrez un nom,  le nom de Condé Nast, un parfait inconnu. Piqué par la curiosité, vous ne manquerez pas de retourner le livre. La quatrième de couverture  vous apprendra qu’il s’agit  de 

Condé Nast : un nom mondialement connu, celui du groupe de presse propriétaire des magazines Vogue et Vanity Fair. Plus qu’un nom, une marque, un label devenu l’emblème du glamour,  de l’élégance et du luxe – au point d’occulter le fondateur de cet empire médiatique.  

Plus loin, sur cette même quatrième de couverture, vous découvrirez que cet homme de l’ombre, ce comptable, aussi glamour qu’un parpaillot ou un curé à lorgnons, fut un des modèles de Gatsby… Aussi que son ombre, tout à l’heure, a passé Chez les heureux du monde de la grande Wharton, surtout que cette vie ne saurait être comprise et entendue, qu’à la lumière de l’œuvre d’Henry James. Qui, mieux que James,  a tenu le récit des incessants va-et-vient entre l’Amérique et l’Europe du temps où le Nouveau monde, sa santé, son enthousiasme, décoiffait, bon vent d’Ouest, la grande bourgeoisie française, trop  certaine de détenir les monopoles du goût et de l’intelligence et de demeurer, en ses bergeries diverses, cette impétueuse et éternelle Marie-Antoinette, trop assurée de conserver pour jamais sa couronne, à la veille de deux guerres mondiales,  comme de sa capacité à contraindre ses derniers privilèges dans les limites de l’Hexagone. Vous songerez, refermant ce merveilleux ouvrage,  que les peuples ne sont jamais aussi grands que quand ils coopèrent et que le commerce, par essence, vol patenté, œuvre parfois – voies du Seigneur toujours impénétrables ! – à l’avènement de ce bien souverain, que constitue l’émancipation. Où l’austère Condé Nast se voit peint en Capitaine Amiral de la mer océane,  guidant  les damnées du logis vers la liberté. 

Il fallait toute l’ironie, l’art de la nuance, l’intelligence de Jérôme Kagan pour parvenir à nous conter, de la bouche de Madeleine, Germaine et Suzanne, ces employés fictives de Nast qui, pour le lecteur tiennent ferme le fil rouge du récit, cette influence libératrice,  tout en ne lâchant rien du déroulé de la naissance d’un empire de presse. La mode, à l’instar du mariage, s’impose une délicate affaire et il est certain ici que le bonheur de l’un (Nast) fit le bonheur des autres – lectrices et employées de la Firme. Ce livre s’inscrit dans le sillage ouvert par Mad Men, tôt suivi par Mr Selfridge et cette pépite que fut The Paradise, séries anglaises, toutes deux librement inspirées du Bonheur des dames. Comme dans The Paradise, la question du statut de la femme, discutée avec pudeur et sympathie, tient la place centrale, tout particulièrement au cœur du monde du travail.

Vous conviendrez encore, qu’à l’âge des red carpets et des influenceurs, du triomphe du jeunisme et ses tiktokeries,  il était bon de rappeler que la mode est – art et industrie –  un art comme les autres et que la vie de l’étrange Mr Montrose Condé Nast, fils putatif  de Mallarmé – Pas un hasard si les mêmes éditions Séguier ont consacré un ouvrage à ce passionnant chapitre de la vie du poète –  et du Bonheur des Dames, méritait d’être racontée. Vous vous esbaudirez de la méthode élue par Kagan pour vous la raconter. Surtout, vous serez, je le sais, sensible à l’intrusion de la psychologie des profondeurs dans l’écriture d’une success story.    

Ne vous imaginez pas, un verre de champagne à la main, dérivant jusqu’à l’aube au milieu de créatures de rêves. Pas  ici que serez  invités à être – Palace chez vous,  selon le mot de Topor –  ou conviés aux bals et aux fêtes mais introduits, VIP, au cœur de la matrice : la conscience du propagateur du rêve, tombé, par hasard et sans goût particulier,  dans l’étrange domaine. Sans doute aussi, comme moi, vous admirerez chez Nast ce don de collectionneur de talents, le regardant, une vie entière, ne cesser de donner leur chance à des inconnus, usant de ce don pascalien de faire la différence : de l’esprit de distinction,  porté au point le plus extrême. Pour mémoire ce mot de Pascal :

Les gens du commun ne font pas la différence 

Les gens du commun épluchent les CV, les lettres de motivation et de recommandation avant d’engager quiconque. Mieux, la rumeur les guide et sur tous les faux bruits, que chacun, à l’envi sur autrui,  répand, ces mauvais maîtres façonnent leur jugement. Les autres, plus rares, fonctionnent à l’instinct et changent le monde. Nast a fait débuter ou travailler à Vogue tous les peintres, illustrateurs, décorateurs, designers et photographes de talent de son siècle  ; des femmes écrivains, la plus connue fut Dorothy Parker, la fabuleuse Lesley Blanch y passa quelque temps aux côtés de son amie, la photographe Lee Miller… Aussi le sommaire du journal vaut-il aujourd’hui catalogue de la plus gigantesque rétrospective d’un siècle qui se puisse et le livre de Kagan, d’aide-mémoire et de thesaurus de l’avènement de la Modernité.  

Prenez place dans le Paris des années 30, dans le quartier de la Madeleine, en compagnie de Madeleine, une midinette : une employée, qui déjeune à midi sur le pouce d’une dînette. Non pas une jeune femme stupide et frivole comme nous l’enseignent faussement les dictionnaires mais une des correctrices et metteuses en page de Vogue France. Par ses yeux, Jérôme Kagan a choisi de nous faire découvrir comment Nast, avant Vadim et après Dieu, créa la femme. Nous transporter dans l’épopée d’un journal et de nous faire rencontrer le Patron, le Manitou, le Maître, celui qui permet à Madeleine et à ses semblables de s’épanouir en travaillant, quoiqu’elle doive, chaque mois, rapporter leur salaire à leur mère avant de devoir le remettre quelque jour à leur époux futur. La comprenons-nous encore cette victoire sur le sort qu’a constitué la mise au travail des femmes de la petite et moyenne bourgeoisie en cette ère nouvelle où chacun rêve, la faute à la dureté managériale et à l’absence de projets véritables, de revenu universel et de société du loisir ? Aux côtés de Madeleine, de Suzanne et de Germaine,  se souvenir qu’être née femme constitue un semi-malheur et qu’il faut bien des efforts pour devenir ce que l’on est. Se souvenir encore que ce devenir passe aussi par l’apparence et que le vêtement, condition de possibilité de la confiance en soi par la maîtrise de son image, constitue l’armure sous laquelle affronter le monde. Pas une simple question de séduction. Ici rien de ces nouvelles comices agricoles que constituent Tinder and co. Le monde,  à nouveau, se fait songe où chaque personnage se rêve et se révèle par son costume. Vendre du rêve c’est aussi réécrire un autosacremental à usage des Dames, longtemps invisibilisées dans l’espace social. 

Qui fut Nast, le genre d’homme à qui nul n’oserait, à voir son visage, parler chiffons ou accessoires, imaginant plutôt l’entretenir de Richard Simon ou de Thomas Munster, décider avec lui, qui, de Luther ou de Calvin, avait le plus compté dans l’affirmation de l’inerrance du Texte ? Le moyen de ne pas ennuyer une telle figure, s’enquérant de la validité de l’usage du poudrier ; de l’épaisseur et de la longueur des sourcils et des cils ;  des heures et des lieux où porter ou ôter son chapeau ; quoi voir au théâtre ;  que penser de l’art naissant du cinéma et quel artiste vaut ? Le moyen de soutenir devant un si austère personnage   que  la pratique quotidienne de l’esthétique est maîtresse de vie aussi certaine que le stoïcisme ou le kantisme : la réalisation d’une boutade d’un sapologue affirmant sur le net, qu’il ignore si la mathématique et la physique sont véritablement des sciences mais que la sapologie,  à coup sûr,  en est une  ?  

Nast fut un protestant véritable,  certain que la réussite constitue une preuve de l’existence de Dieu, un homme,  qui, demain,  se présentera crânement devant le trône de saint Pierre,  son talent fructifié à la main, et  sans crainte de se dédire, pourra, d’une voix claire,  affirmer avoir fait,  rigoureux et impeccable, de son mieux. Nast fut un honnête homme, de ceux qui ne  manquent  à aucun de leurs  amis et de leurs employés. Équitable et fidèle en toutes circonstances. Un mari, deux fois malheureux, et un père exemplaire : le parfait parangon de ce, qu’à sa juste place,  il fut, se devant de l’être. Nast fut, outre un impitoyable “Monsieur qui fait des additions”, un  ancien “petit prince”, un vieil enfant, dont le père avait déserté le domicile conjugal, dilapidant en des entreprises hasardeuses l’argent de la dot de son épouse. Avoir eu une mère-courage, élevant seule, de retour chez ses parents au fond du Missouri, quatre enfants aurait décidé de tout.

Un petit homme qui n’aimait rien plus que les glaces et les fêtes foraines. 

Jusqu’au bout, Condé Nast maintiendra l’illusion du rêve, luttant à toute force pour rectifier à la surface du miroir le reflet devenu pâle de son existence. 

Bref, un livre aussi délicieux à tenir en main – Que ce travail de typographie et de mise en page impeccable, aussi  soigné qu’élégant, mention particulière aux points à gauche et à droite du numéro de page, repose les yeux et l’âme !  –  qu’à dévorer.  

Érudit et léger, sensible et en même temps précis, composé en prose classique, ce livre vous propulse du Bonheur des Dames au bonheur du lecteur, épousant avec une justesse remarquable les courbes du temps, puisque Nast mourra en 1942, année peu propice, chacun ici, en dépit des robes et des chapeaux de Magda Goebbels, en conviendra, à la haute-couture. 

Condé Montrose Nast disparaîtra en ce temps singulier où les femmes s’illustraient, corps couverts de haillons ensanglantés dans les caves de la Gestapo; en uniforme, sur  les champs de bataille, les prisons et les camps ; en vêtements d’hommes et de fortune, dans les  forêts et les maquis du monde. Il disparaîtra au moment où son jeune collaborateur, Michel de Brunhoff, frère d’un autre distributeur de bonheur, Jean de Brunhoff, père de l’illustre roi Babar, 

Grâce aux presses de Vogue, développa un véritable talent de faussaire et réalisa des dizaines de faux certificats de baptême pour des juifs, menacés de déportation, tandis que son fils Pascal rejoignit le maquis pour y être tué le 10 juin 1944.

 au moment où la propre nièce de Michel, Marie-Claude, dite Maïco, fille de Cosette Brunhoff, soeur de Jean, première rédactrice en chef de Vogue France et de Lucien Vogel, éditeur de presse et associé de Nast, veuve de Paul Vaillant-Couturier, reporter-photographe, revêtait, genderfluid, le costume des martyrs et des héros, ce trop fameux pyjama rayé, orné d’un triangle rouge, marqué de la lettre F comme France. 

Désormais, pour nous, en filigrane des couvertures de Vogue and co, que nous apercevons en kiosque, à jamais, Nast et son sévère visage. En kiosque et seulement en kiosque. Coiffeurs et médecins,  ayant soin de ne nous offrir aucun rêve véritable en leurs salles d’attente. Les coiffeurs, des palettes de couleur et le tout venant de la presse féminine, quant à l’hôpital,  le moyen sans hurler d’en parler ?  Si j’étais, moi, en charge de l’hôpital public, en lieu et place des brochures vantant les mérites des perruques et des soutiens gorges à usage des Dames reconstruites et des régimes congruents aux diverses pathologies, que modernité et ciel nous octroient,  j’y ferai, toute séance tenante, déposer l’ensemble des publications du groupe Condé Nast.

À l’écart de ses invités, tel le héros de Gatsby le Magnifique, il demeurait inexorablement étranger à la fête. Certains d’ailleurs ignoraient à quoi ressemblait leur hôte. Nast en ressentait-il quelque dépit ? Un soulagement ? S’en amusait-il ? Sans doute, dans ces moments-là, il aurait voulu stopper net cette lanterne magique et se transporter à Saint-Louis, du temps que sa mère Esther faisait les questions et les réponses, s’occupait du quotidien et prenait à sa place les décisions. Au lieu de cela, il lui fallait attendre que les invités se soient éclipsés pour enfin se retirer, épuisé, dans ses appartements. Mais pour lui, l’exercice n’était pas terminé. Il faudrait, dans les jours suivants, analyser les chiffres. 

Le deuxième ouvrage de Kagan confirme amplement les qualités de son Eugène Mc Cown, paru en 2019 aux mêmes éditions Séguier et illustre avec la même adresse  cette qualité en voie de disparition que Cocteau disait futilité grave, si nécessaire à un temps comme le nôtre. 

Sarah Vajda

Jérôme Kagan, Condé Nast, La fabrique du chic, Séguier, mai 2022, 21,50 euros

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