Frédéric Beigbeder, « Un barrage contre l’Atlantique », confessions d’un vieux mâle blanc usé et fatigué
Frédéric Beigbeder a eu 56 ans. Retiré de la vie parisienne, et surtout de ses nuits, il nous écrit de son havre de paix, sur la pointe du cap Ferret, entre le bassin d’Arcachon et l’Atlantique. Ce sont les confessions d’un vieux mâle blanc de plus de 50 ans, coincé entre les “Boomers” (ultra-privilégiés) et les “Millennials” (ultra-moraux). Vieux fêtard déjanté, l’auteur nous adresse une missive, un récit sous forme d’aphorismes qui ne nous annoncent pas la fin du monde, mais qui en dessinent au moins les contours.
Réinventer la littérature pour la sauver
Beigbeder sent l’esprit du temps. Il faut réinventer la littérature. Pour cela, il faut en réinventer le format. Ce sera sous la forme du Tweet qu’il écrira ce nouveau récit, qui se passe en face de l’Atlantique. Comme un hommage à Marguerite Duras, forcément, et son Barrage contre le Pacifique, il invente son propre barrage, incapable de réinventer la langue, comme elle le fit, avec un génie sans égal, il réinvente la forme, ou du moins il la calque sur un modèle très contemporain, de 280 signes, histoire de reprendre au célèbre réseau social américain « le monopole de l’apophtegme » et de « porter l’estocade ». Non, ce n’est pas qu’une coquetterie. C’est une question de survie.
« Il est crucial de réinventer notre façon d’écrire si nous ne voulons pas que la littérature disparaisse au XXIe siècle. »
Écrivant le tome 2 du Roman français, Beigbeder n’est pas seulement soucieux de sauver le roman de la fin de la littérature, il est aussi attentif au moment ultime de sa résurrection. C’est du moins ainsi que l’écrivain français le pense.
La non-fiction, un nouveau genre ?
Le nouveau roman de Frédéric Beigbeder n’en est pas un, comme un grand nombre de textes littéraires aujourd’hui. Jadis, l’auteur, chronique littéraire à Voici, avait éreinté Christine Angot pour ses confessions à la limite de l’outrage public à la pudeur. Le voilà qui prend désormais le même chemin, avec un récit dans lequel il enfile des perles. On est là, à deux galaxies de Marc Marronnier ou Octave Parango, de ses textes les plus déjantés, comme Nouvelles sous ecstasy (1999) ou L’Égoïste romantique (2005).
Par à-coup, par petite touche de peintre, par minuscules inspirations erratiques, et après chaque phrase, sautant une ligne et revenant à la marge gauche, il couche sa vie, ses regrets, ses souvenirs qui s’entremêlent et qui racontent l’existence d’un homme, sur « le bord du monde et de la nuit ». Serait-ce la nuit du monde ? Ce roman, qui est le roman d’un grand nanti parisien, noceur et remueur, à la limite de l’agacement, est aussi celui d’une star de l’édition, arrivée en même temps que Houellebecq, à la limite du siècle dernier et de ce nouveau siècle, alors que celui-ci n’avait pas encore pris son envol. Dans cet entre-deux, ces post-écrivains nous racontaient les désastres du monde occidental, du capitalisme libéral, de la marchandisation des corps, d’une génération post-soixante-huitarde coincée entre la vie décousue de ses parents et le pop-corn, sur fond de libération sexuelle et de démolition de la « morale à papa ».
« Amis divorcés, prière de trier ce qui traine sur vos tables basses quand vous avez la garde de vos gamins le week-end. »
L’égotisme n’est plus romantique
Son nouveau roman rappelle, moments, celui d’Emmanuel Carrère (Yoga, 2020), narcissique de bout en bout, sans style ni grandes fulgurances littéraires. L’auteur le reconnait, il a un mal de chien à écrire, et comptant sur le blanc qui entoure la phrase pour qu’il « devienne plus beau que celle-ci », comme si celle-ci n’avait désormais plus tant d’importance. Il faut dire que personne n’a jamais écrit autant de phrases que cette génération de « scribouillards », écrivant des livres, sur les réseaux sociaux, tweetant plus vite que son ombre. Les éditeurs n’ont jamais compté autant de manuscrits sauvages reçus par la poste, les libraires autant de romans, les câbles d’Internet regorgent de déclarations. Nous sommes noyés sous les apophtegmes. Et pendant ce temps, le monde se délite sous la forme d’une pandémie mondiale, le confinement pour tous, et l’Apocalypse « où le temps s’inverse, le passé devenant avenir ». Si notre passé peut encore peut-être nous sauver, Beigbeder, dans ce grand moment de « révélations », comprend tous les mensonges de la contre-culture et de l’égotisme universel ?
Comment encore écrire un grand roman dans cette « hémorragie » de mots ? Comment vivre encore dans cette hémorragie de phrases ?
Frédéric Beigbeder nous raconte alors la solitude d’un homme moderne. On n’a jamais autant communiqué, pourtant on a jamais été autant seul, submergé de la solitude des autres. Je ne voudrais pas faire de mauvais jeux de mots, mais ce sont plus des maux que de mots qu’ils écrivent. Cet égotisme n’est plus romantique. À l’image de cet ancien styliste et homme d’affaires, toujours en caleçon, Benoît Bartherotte, qui s’acharne à sauver la pointe sableuse de l’engloutissement, comme ce fut le cas de la mère de Duras, face au Pacifique, répétant les mêmes gestes au quotidien, et élevant un barrage contre l’Atlantique, Beigbeder écrit contre la dépression, un monde qui s’engloutit, des enfants adultes qui s’en vont, une vie de cinquantenaire blanc et remarié qui ne fait plus la fête mais s’emploie à ranger les jouets des deux nouveaux nés, traînant partout dans la maison.
Le barrage, il s’emploie à l’ériger contre la mélancolie, et une vie engloutie, dont il tire des souvenirs éparses, mi-mélancoliques mi-désabusés. Qu’est-ce qui peut encore le sauver ? L’amour et la beauté.
« L’amour, même vieux, usé et fatigué, reste de l’amour. »
Ainsi, l’auteur de L’Amour ne dure que trois ans (1997) n’a pas juste grandi, il a mûri. Et si la fête est finie, c’est la vie qui commence enfin !
Marc Alpozzo
Frédéric Beigbeder, Un barrage contre l’Atlantique, Grasset, janvier 2022, 272 pages, 20 euros