Leur chamade de Jean-Pierre Montal
Il a suffi d’un film — deux peut-être — d’une morte et d’une robe, pour qu’un roman paraisse : que naisse Edwige Sallandres-de Roanne-dans-la Loire, architecte. À l’automne de sa vie, une fille retrouve le versant noir du journal intime de sa mère. Longtemps, cent fois relu, elle n’en avait connu qu’un fragment, le versant rose, la participation de la morte au tournage de La Chamade d’Alain Cavalier d’après — étrange tandem ! — Sagan.
Pas si étrange à la vérité… Cavalier, cinéaste « commercial » en ses débuts s’est métamorphosé en « filmeur », en documentariste du réel et c’est autant, en dépit du titre élu par Montal, à Irène qu’à La Chamade, que le roman doit son substrat.
En 2009, un veuf, Cavalier lui-même, retrouve son journal intime de l’année 1971, le journal qu’il a tenu quelques mois avant la mort accidentelle de son épouse — ci-devant Irène Tunc, Miss France et actrice —, dévastée par une infertilité consécutive à un avortement clandestin comme croix trop lourde à supporter.
Seule la mort prématurée d’Irène avait permis la cristallisation de cet amour et Cavalier aura mis plus de trente ans à avouer — s’avouer ? — avoir été sur le point de rompre, quand surgit l’accident qui consacrera la disparue en Eurydice du nouvel Orphée.
C’est de cette oscillation entre le tragique et l’ordinaire que joue à la perfection Montal offrant à son lecteur un roman élégant, néo hussard, pour faire vite.
Or cette façade est un leurre et aussi le plus précieux des cadeaux.
Montal est de ceux qui savent que Sagan et Faulkner, sur deux modes différents, ont écrit le même livre. Chamade ou Palmiers sauvages, rien de plus exorbitant que le prix de la liberté. Il sait aussi ce que solfiait Malraux:
Tous les hommes ratent leur vie, mais différemment,
Sans jamais oublier le secret du confesseur des Glières
Il n’y a pas de grandes personnes
Passé un certain âge… Juste des endeuillés : orphelins… Amants désunis, veufs et êtres, auxquels l’hébreu, seule entre toutes les langues, donne le nom de chakoulim, consacré à l’étrange condition de père dont l’enfant a disparu.
L’important demeure d’être très courageux quand on tombe…
de ne pas faire de bruit…
L’architecture, selon Goethe cité par Montal, serait de la musique figée…
De Leur Chamade, où il est beaucoup question d’architecture, j’aimerais écrire qu’il s’agit d’un tombeau….
Par la lézarde du deuil, s’engouffrent d’autres fissures… la brèche ou gouffre ouvert par un amour, qui aurait pu croître et mûrir, un amour dont le fruit naturel, sous le scalpel ou l’aspirateur, s’est fait déchet, entraînant à sa suite les scories du poème, celles de l’existence…
Un presque rien, comme une dent arrachée ou conservée, pour Jacqueline, la mère et sa fille Edwige, aura décidé de tout. Avec fermeté et douceur, Montal répond tardivement au terrible cri de guerre : Pas d’utérus pas d’avis, qui pour des milliers d’êtres, aura signé l’hallali de l’amour ! Plus encore l’acte de naissance du transhumanisme.
Peut-être – Demy, Vecchiali, Téchiné… Faut-il avoir été fils pour si bien parler des mères et de l’épineuse question du droit de faire éclore ou d’interrompre la vie ? Montal, sur ce point, est d’une justesse qui frôle la perfection.
Peut-être aussi faut-il être un homme pour comprendre le lien qui parfois unit un vêtement – ici une robe Saint-Laurent – à une femme, une vie, solfierait Maupassant ?
Ce bleu, ni ciel, ni marine, ni roi, plutôt brut comme une toile de jean, soutenait l’ensemble d’une manière unique. Après l’avoir observé longtemps, on comprenait que le rouge n’était pas vraiment un rouge, plutôt un mélange de bordeaux et d’ocre, et qu’ainsi il permettait d’échapper au tricolore des frontons de mairie ou des maillots de football.
Dans cette robe, l’idée lui vint d’enterrer sa mère, quand elle se la figura ulcérée :
Sa place était dans la rue, à l’entrée d’un restaurant, sur une piste de danse….
Le moyen de retrancher du récit cette robe, qui tant séduisit François, son père, cette robe prêtée par la production, qu’il l’avait achetée et offerte à la mère en souvenir de leur premier dîner au Bois…Cette robe dont le lecteur se demande parfois si c’est la robe ou le cintre qu’il avait tellement désiré épouser ? La robe, qu’Edwige, désormais, portera à chaque occasion qui la mérite ou l’exige, la fera étrange et familière paraître la réincarnation de la mère… Même et autre, tel s’impose le mystère de la filiation, là où Je est véritablement Autre étant soi au carré.
Par l’efficace d’une semblable robe, tout au long du roman, s’imposer – dandy féminin, ça n’existe qu’en Romancie – Comtesse Grand Siècle, égarée dans un PMU, notre sort à tous !
Rien de plus anodin que la rencontre d’une très jeune fille et d’un homme déjà fait sur un tournage. Rien de plus ordinaire que la métamorphose d’une jeune fille pressée de vivre en épouse bourgeoise, toutes les femmes n’est-ce pas sont des Bovary et la dorure leur reste aux doigts ? Toutes les femmes, même les actives prolétaires, tous les hommes encore. Ici pas de barrage contre le Pacifique, la bourgeoisie est digue solide, comme la langue de Montal, de litotes, tramée, en ligne directe et un seul bateau, venue du XVIIIe siècle.
Me ravit ici le retour du secret, de – la discrétion – qui me rendaient tellement aimables les romans de Giraudoux, particulièrement Choix des élues, inoubliable Femme gauchère dans la lumière de l’île de France. Ici la Loire et ses sables mouvants accompagnent la ballade d’un cœur qui, à contretemps, aura battu.
D’une époque, ne demeurent que des bâtiments qui demain se feront ruines et des amours, des mots que le temps effacera aussi sûrement que s’estompent les souvenirs. Le monde n’est qu’une fabrique de spectres mais, quand, sur le chemin de garde, d’aventure, l’un d’eux paraît, branle est donné au récit.
Ici un demi-siècle- que-cela passe vite
Si vite, le licite s’est fait péché et le péché vertu. Rarement on ne discourut si bien d’un hashtag un bref instant célèbre ! Peut-être l’unique plaisir de vieillir, que celui de demeurer à l’écart de la table du banquet, regardant rouiller le couteau de la valeur et les jugements du monde passer comme passent les nuages les merveilleux nuages, tandis que le métronome de la Faucheuse, indifférent aux courroux du temps, poursuit son cocasse tempo.
Lui que Montal nous permet d’éprouver : le passage du temps, l’expérience inédite de vivre une durée romanesque sur le mode de la finitude.
Vous dire si je vous en recommande avec admiration et ferveur la lecture de ce livre et me réjouis de vous savoir demain les familiers de Jacqueline et de François, de Philippe Stains, le député socialiste au nom si barrésien, sorti, entier, du Jardin de Bérénice et d’Edwige Sallandres et de son imbuvable autant que génial amant, je le lui laisse, Daniel Giesbach, architecte, disciple de Pouillon, plus maçon que latiniste, plus surdoué que bon exécutant.
De l’éternelle défaite des femmes et de son habillage contemporain, Montal sait les méandres qui, sans acrimonie, avec tendresse et ironie, les dénude, d’une main de maître, comme il sait dévoiler les bontés saugrenues des pères et leurs merveilleuses qualités d’estompement, leur art de la fugue :
François faisait de la distance sa vertu cardinale (…) jamais Edwige n’aurait pensé évoquer la froideur et encore moins la sévérité de cet homme. Jamais, elle n’aurait remis en cause son attachement. Elle s’était toujours sentie aimée…
Un roman juste dans un monde injuste, beau dans un monde si laid console et répare à demi la terrible et splendide convenance d’être né !
En refermant le livre, on a envie de dire Encore et Merci, comme on l’avait murmuré au Barrès du Jardin et à l’Aragon d’Aurélien :
Morts, nous aurons le sourire de l’inconnue de la Seine et de l’amas des mots dits et tus ne demeurera qu’une couleur.
Pour Montal, enfin ses personnages, le bleu Gitanes… frère de ce bleu jeté à la face des jeunes élucubrations de Drieu et d’Aragon par Barrès au seuil de la vieillesse, ce fameux Je ne fais que du bleu qui le dispense de les lire mais n’empêche ni l’indulgence ni la sympathie.
Pour juger d’un auteur comme d’une vie, il faut, avant-garde déjà d’arrière-garde ; mode nouvelle, déjà démodée, attendre le terme.
Chacun de nous a été jeune, Lecteur, et sois en certain, et bien plus jeune que toi[1], qui déjà, figé en ton tombeau, repose…
Que tu aies été néo hussard, amant d’éternels nymphettes autant qu’aligneur de livres sans saveur ou moraliste, souviens-toi que le goût et l’habitude du vin de Champagne furent léguées au monde par Monsieur de Saint-Evremond, ci-devant soldat de sa Majesté, amant de Ninon et ardent serviteur de la duchesse de Mazarin, mort à l’âge canonique de 91 ans.
Sarah Vajda
Jean-Pierre Montal, Leur Chamade, Edition Séguier, « L’indéFINIE », 256 pages, mai 2023, 20 euros
[1] Le mot est de l’humoriste Karl Valentin.