Vanité des vanités, les mauvaises conseillères
Fort du succès mérité de son précédent et premier roman[1] Damien Roger se retourne, une seconde fois, vers l’étrange période où, à l’abri précaire d’un fragile rideau cramoisi, le cher vieux pays vit mourir la Princesse des contes et se ternir pour jamais l’éclat de la Madone aux fresques des murs.
Quand commence le roman vrai de Roger – là est le point – la marquise n’est pas encore marquise, pas plus que la comtesse déjà particulée.
Comme dans un roman de Jane Austen ou de Rosamund Lehmann, Vanités des vanités ouvre sur un bal de débutantes. Inutile de sourire. En 1920, pour toute perspective et unique horizon, une fille de bonne famille, en ses frêles mains, n’a qu’une carte à jouer : la carte du mariage. Heureux ou malheureux ? Impair ou passe, qu’importe ! L’unique et le principal tiennent en une seule obligation, le devoir de monter, ne serait-ce qu’un barreau de l’échelle sociale. Même une femme aussi déterminée que le fut Pauline Benda dut, en dépit de sa vive appétence pour les sciences de la psyché, renoncer à terminer son cursus universitaire et se soumettre à la tyrannie maternelle.

Les mères – c’est d’elles et d’elles seules qu’il s’agit avant tout en ces ténébreuses affaires – tout à la hâte de vivre encore et encore – jouir sans entrave, comme dans un opéra-bouffe d’Offenbach – devaient, coûte que coûte, vendre -ô pardon ! – caser leurs filles, dans le tiroir du dessus. Les petites bourgeoises se doivent devenir bourgeoises et les richardes d’intégrer l’Aristocratie, comme les garçons intègrent Saint-Cyr ou Polytechnique. Montherlant, à la même époque, sur ce thème, des chères Jeunes filles, composa un merveilleux roman que seuls les misogynes véritables dédaignèrent et continuer de dédaigner.
Roger, décidé à ne quitter pas sa terre de prédilection – l’étrange période qui suivit une non moins étrange défaite – ce crépuscule des nains où le génie sans égal de Modiano, imperturbable, nous reconduit comme dans un mauvais rêve qui n’en finit pas, nous condamnant à errer, sans trouver de sortie, en cet État fantoche qu’on dit “occupation “ mais qu’on pourrait, sans en trahir l’essence, nommer “soumission “.
Roger élit pour “héroïnes “ deux riches surgeons de la bourgeoisie de commerce et d’industrie – deux sacs ! : Hélène Rebuffel et Marie-Louise Béziers qui deviendront respectivement, comtesse de Portes et marquise de Crussol. Pas rien. Montherlant, lui encore, avait, avec férocité, moqué cette manie “particulière” dans son Brocéliande, mettant en scène un certain monsieur Persillés, homme sans qualité particulière qui, l’heure de la retraite sonnée, apprend être un descendant de Saint Louis et Vanité des vanités, pécore enfle si bien qu’elle en crève.
Ici la vanité de dame Hélène et de dame Marie-Louise eût d’autres conséquences qu’un suicide domestique. Particulièrement l’hystérie ou furia d’Hélène, devenue la maîtresse de Paul Reynaud, mue par ce sentiment de toute puissance qui, toujours, vient au puceau de la tradition et de l’histoire, quand, d’aventure, une miette de pouvoir s’égare entre ses mains.
Dame Marie-Louise, élisant Daladier, le “taureau du Vaucluse”, causa moindre mal à la France, que la folie d’Hélène qui, à la date fatidique du 14 juin 40, souffla à son amant l’idée d’appeler Pétain au gouvernement, s’acharna avec une rage pathologique à évincer le juif Mandel- pas au bout de ses souffrances ; et s’essaya à contraindre son amant de se défier, plus que de quiconque, du colonel De Gaulle[2].
Pire encore, la comtesse convainquit le Président du Conseil de dédaigner la noble proposition de Churchill et d’Eden, braves mousquetaires, venus apporter plus que du réconfort à la France en voie d’être vaincue. Ils venaient abolir le souvenir cuisant de la guerre de Cent ans, en finir avec la lutte incessante des Grenouilles et des Rosbifs aux pieds des blanches falaises de Douvres, porteurs du projet de fusionner, pour le temps de la guerre, Tous pour un – les deux nations en une !
Jouant habilement de l’épuisement de Reynaud, harassé, de ses crises répétées, le pauvre homme, tiraillé entre devoir et désir de paix domestique et publique, la démente parvint – je lirai une biographie de Reynaud ! – à convaincre sa proie d’abandonner la partie et d’embrasser – homme digne – le parti de la honte[3]. A De Gaulle, la guerre, à lui, le déshonneur.
Le destin qui, parfois, ne fait pas mal les choses, fit périr la louve Alpha, le 28 juin de l’an de disgrâce 1940, dans un accident d’automobile où son homme, une fois n’est pas coutume – tenait, pour ainsi dire, le manche.
La suite, celle que Vanités des vanités ne raconte pas, s’étant donné pour seule tâche de narrer les ravages d’une guerre des Dames, est connue.
L’honneur de Paul Reynaud sera en partie lavé par la malignité de Pétain et son arrestation, le 6 septembre 1940. Déféré devant la cour suprême de Riom en octobre, il sera emprisonné, en compagnie de Blum, Daladier, Gamelin et Mandel dans l’enceinte du fort du Portalet, avant d’être déporté avec ses camarades, au titre d’otages, “ déportés ou internés d’honneur “ par les nazis, de novembre 1941 à avril 1945, à Oranienburg, puis à Itter, près de Kitzbühel, dans un château du Tyrol transformé en prison à cette seule occasion.
Après la guerre, Reynaud reprendra du service, se ralliera à De Gaulle avant – un traître reste un traître – de lui préférer Lecanuet et horresco referens, de soutenir le collabo préféré des Français : M. François Mitterrand, ci-devant ministre du régime de Vichy, opportuniste qui, aux Affaires juives, avait préféré – davantage d’avenir ! – les Anciens combattants ; ardent socialiste ; ami de René Bousquet ; lecteur de Paul Morand et de Jacques Chardonne ; héros de l’attentat de l’Observatoire ; père d’une enfant cachée, élevée aux frais du contribuable ; enfin malade proclamé bien portant par un médecin vénal … En un mot, l’idéal-type de l’imposteur et de l’arsouille.
La belle Hélène savait – son rôle ! – l’exact talon d’Achille de son amant : celui qui fait le désarroi des coriolans et des chics types, ce goût du pouvoir aussi tenace que celui du sang chez le plus gentil des clébards, et son corollaire, le doux opportunisme, qui donne tellement à sourire, quand il demeure un des plus grands fauteurs de tragédies qui se puisse.
J’ai aimé ce roman dense et disert qui, dans un siècle où les femmes se perçoivent victimes du patriarcat, rappelle l’immense pouvoir que longtemps, favorites et maîtresses, elles eurent sur les princes et la part sans égales, qu’elles prirent – au nom de je ne sais quelle idée du bon sens ou de la raison pratique ! – aux décisions des maîtres.
J’ai aimé que Roger ait su donner tant de vie à ces morts et restituer la tragédie de Boudoir, l’infiniment petit dans un semblable cadre, une si terrible époque, et haï d’admettre la raison d’être des Tabloïds, cette institution méprisable entre toutes, qui, pourtant, souvent, énonce un vrai, dont nos chastes oreilles et notre stupide idéalisme voudraient ne rien entendre.
L’itinéraire de la marquise de Crussol, dite la marquise rouge, dont Roger fait l’ennemie jurée de la Porte, est bien moins répugnant et ses choix et engagements, nettement plus respectables.
Il n’empêche, à la place de son homme, celle-ci a voulu, avec la maladresse de qui n’a pas été élevée pour cette tâche, guider ses choix, avant d’abandonner son galant, inutile seconde chaussette pour unijambiste, après son arrestation à bord du Massilia !
Elle devait être fascinante la Marie-Louise pour, qu’en dépit de tout, son ex-mari, le marquis Emmanuel de Crussol, la reprenne pour femme, après l’assassinat en déportation d’Henriette Mendelsohn, sa seconde et éphémère épouse ! La vieille-neuve Crussol, avec l’aide de Malraux – un des familiers de son salon politico-littéraire d’avant-guerre – fera d’Uzès le paradis que chacun sait ; quand du bref passage terrestre -1905 -1944 – de la pâle marquise de Crussol, née Mendelssohn, aucune trace ne subsiste…
Au lecteur qui sous-estime le rôle des femmes en politique, les puissances de la jalousie et la véhémence sans égale de la rivalité entre femelles, comme à celui qui les craint, je recommande vivement la lecture de ce roboratif roman savamment composé d’une plume ample et néanmoins précise, comme je le recommande, peut-être plus vivement encore – s’il en reste ! – aux cœurs simples qui, in spem et contra spem, à toutes forces, veulent croire au pouvoir des idées et au sens du service, accotés à une loi morale, dans les affaires d’Etat.
Sarah Vajda
Damien Roger, Vanités des vanités, Privat, février 2025, 416 pages, 23,90 euros
[1] https://boojum.fr/aryennes-dhonneur-de-damien-roger
[2] Il faudra lors de la réédition corriger ce détail, De Gaulle n’est encore que Colonel et non Général.
[3] Un bémol tout de même. De Gaulle, Mémoires de guerre : “ Tard dans la soirée, je me rendis à l’hôtel où résidait Sir Ronald Campbell, Ambassadeur d’Angleterre, et lui fis part de mon intention de partir pour Londres. Le général Spears, qui vint se mêler à la conversation, déclara qu’il m’accompagnerait. J’envoyai prévenir M. Paul Reynaud. Celui-ci me fit remettre, sur les fonds secrets, une somme de 100 000 francs. Je priai M. de Margerie d’envoyer sans délai à ma femme et à mes enfants, qui se trouvaient à Carantec, les passeports nécessaires pour gagner l’Angleterre, ce qu’ils purent tout juste faire par le dernier bateau quittant Brest. Le 17 juin à 9 heures du matin, je m’envolai, avec le général Spears et le lieutenant de Courcel sur l’avion britannique qui m’avait transporté la veille. Le départ eut lieu sans romantisme et sans difficulté.