Les deux Beune : Pierre Michon, un éros animal
L’abord du livre m’a paru austère. Sans doute parce que la langue de Pierre Michon est classique : elle se veut intemporelle. Dans sa recherche de précision, dans le choix des mots comme dans leur conjugaison, je lui ai trouvé « des manières », comme on dit… Je pense à Madeleine Renaud dépassant de son tertre, clamant la beauté du style, dans Oh les beaux jours de Samuel Beckett… En même temps, on peut saluer cette façon têtue de ne pas céder aux modes du temps. Ce que l’on fait dès que l’auteur nous a embarqué dans son récit, car il y excelle.
Du jeune homme empêché…

C’est que cette écriture s’accorde au récit même, qui nous plonge dans un archaïsme où nous n’aurions pas quitté notre animalité. Dans le bourg de Castelnau, au bord de la rivière Beune où arrive le narrateur, un jeune instituteur, les habitants sont d’un autre temps, on dirait qu’ils viennent de sortir des grottes de Lascaux voisines. Pour eux la préhistoire serait encore proche. Pour les femmes aussi. Leur parler est franc et massif, quand ils ne sont pas taiseux. Il y est sans cesse question des carpes que l’on pêche, des renards que l’on attrape, et des fentes… notamment celle d’Yvonne, la buraliste qui obsède notre narrateur. Il la suit du regard quand, trop maquillée, décolletée, perchée sur ses hauts talons, elle s’éclipse dans la forêt. Il la voit revenir harassée, parfois brutalement marquée par l’amour… Ce qui ne fait qu’attiser son désir, mais il n’ose… Il semblerait que ce jeune homme jouit de souffrir d’une érection sans fin ; sans résolution. Par manque de virilité, de courage, il se réfugie dans un désir demeurant désir, il jouit seulement de la tension d’une attente infinie.
… au vieux jouisseur
Tel est le premier récit du livre, titré La grande Beune, déjà publié en 1996. Alors, Michon avait 51 ans. À l’âge de 80 ans, voilà qu’il poursuit le récit premier dans La petite Beune, qui compose la seconde partie du livre ‒ où enfin le désir trouve son dénouement. Pierre, le narrateur, car il s’appelle ainsi, comme son auteur, adresse enfin la parole à Yvonne. Il touche la peau de bête (bien sûr) qui la revêt, se livre au délice du détail : il sonde la transparence des bas noirs, la masse de cheveux troussée sur la nuque, y discerne « ce masque que Sumer a cherché, que Mycènes a cherché, que je suppose Cro-Magnon a cherché »… quelque chose d’exagéré, de ridicule écrit-il : autrement dit, dans un vocabulaire plus trivial que celui de Michon, à la manière des animaux en rut Yvonne arbore tous les caractères sexuels secondaires d’une pute ! Notre auteur y voit « le comble de la civilisation » … Enfin, trente ans après La grande Beune, nous parvenons au dénouement :
« On était dans la hutte. Dans la caverne où deux êtres de sexe opposé se retrouvent toujours, en fin de compte, et mettent crûment en acte les tueries de leur propre petite caverne intérieure ».
L’acte qui va s’y déroule est une manière de rituel sacrificiel où chacun des officiants serait à la fois bourreau et victime. Pris dans l’extase provoquée par la prédation de la femelle, voilà que l’auteur-narrateur versifie :
« Elle me saisit au plus vif
Ses ongles de sang jouèrent.
Elle me dégaina scandaleusement »
Si le livre a un évident pouvoir d’envoûtement, ce n’est pas pour nous conduire au meilleur de nous-même. « Tout conte fait », celui d’une femme sadique et sadisée et d’un homme soumis à son instinct de prédateur, ce récit au caractère fantastique s’accorde au style de l’auteur évoqué précédemment : nous évoluons dans un univers intrinsèquement phallocratique, et droitier. Le talent de Michon consisterait à nous en faire jouir…
Mathias Lair
Pierre Michon, Les deux Beune, Gallimard Folio, février 2025, 160 pages, 7,60 euros