« Darknet, Gafa, Bitcoin, l’anonymat est un choix » de Laurent Gayard

Paranos s’abstenir ! 

Le moyen même quand on est parano de ne pas être fasciné par la matière du livre de Laurent Gayard : tout ce que vous croyez savoir et avez toujours voulu savoir sur la conquête du monde, l’envahissement de nos vies par la Toile ! Bon de jouer à se faire peur, certain d’avoir encore le temps de vivre, bon de jouer les Cassandres en espérant se tromper. « Les chants les plus beaux etc.… »  En réalité qu’en est-il des progrès du monde virtuel ? Sommes-nous vraiment sommés de changer de nature en réclamant au Net ce que nous requérions de nos bonnes vieilles fiches mécanographiques aux temps bénis où thésards, heureux thésards, nous regardions naître et mourir le jour à la lumière verte des lampes des grandes bibliothèques parisiennes ? Quant aux courriels des êtres qui nous sont chers, en quoi diffèrent-ils et diffèrent-ils vraiment des messages arrivés au lendemain d’une rencontre dans nos boîtes postales ou des télégrammes des soirs de fêtes, d’anniversaires ou de premières ? Les natifs .0 sont-ils destinés à mépriser la poussière des livres, le charme désuet des cabinets de lecture et des librairies qui rivalisent de silence et de paix avec les temples ? Naître à l’âge de Matrix et à celui des Gafa devait-il destinalement, forcément, changer la nature de l’homme ? Quid de la liberté individuelle dans un tel monde ? Les auteurs de science-fiction, que Gayard utilise avec juste raison pour étayer son propos, comme hier les écrivains de race, ont tenu, hors de la Synagogue, de l’Église et du Temple, le rôle dévolu de toute éternité aux prophètes. Le pire semble effectivement advenu ou du moins en voie d’avènement. La Presse en fait foi, qui comme toujours obéit au marché, brouille les portes de la perception, exagère les faits, surtout généralise, scoop ou buzz, l’inhabituel. Certes la révolution numérique est advenue qui comme toute révolution a bouleversé l’ordre des choses. Cela signifie-t-il la fin de toutes libertés ? L’intérêt principal du livre de Laurent Gayard tient à son insistance sur la possible puissance libératrice de la toile, son fabuleux et inédit potentiel d’émancipation. Aussi chacun, lisant ce livre, se rêve-t-il cyberpunk, Anonymous, en un mot terroriste en chambre. À l’abri comme enfants, lisant le Mermoz ou L’Armée des ombres du même Kessel, nous aussi étions certains de parvenir un jour au zénith de l’audace et du ciel, nous rêvant assez vertueux et forts pour donner nos vies sans que personne jamais ne connaisse l’étendue de notre sacrifice, qui nous sommes réveillés vieux et prudents parce que peureux ; humbles parce que lâches. 

 

Une visite guidée dans le maquis de la guerre des données. Savoir pour agir. L’anonymat est un choix.

 

Après n’avoir longtemps été qu’un boudin mâle condamné à mourir puceau et acnéique, le geek est devenu en quelques années une figure héroïque. 

Par exemple dans Occupied, une des meilleures séries européennes, un geek — et non pas un soldat — sauve la Norvège, pouvoir donné non plus à la force brute mais à l’intelligence, à la ruse :  à la vieille métis grecque. Comme à l’accoutumée, la raison refuse toute hypostase et conseille la prudence. Duelle, celle du serpent — échapper à Google — et celle de l’aigle — devenir un informaticien amateur d’exception. Avec le net se rejoue toujours la même partition, l’Empire contre la Résistance et la Résistance contre l’Empire. En être ou ne pas en être, puisqu’indéniablement chacun de nous est « embarqué », et il faudrait être dément pour préférer le virtuel à l’humble saveur des choses. Car enfin tout est là, en cette patiente destruction du sensible à l’œuvre depuis le XIXe siècle alternant entre ivresse perpétuelle et ascétisme stylite ! Tous les geeks ne sont-ils pas, à leur manière, des fils de des Esseintes, fuyant le negotium pour l’otium, le cliquant et le chic pour la solitude patiente de la collection, préférant la réclusion volontaire dont ils font une invisibilité active à la solitude parmi la foule ? Rien n’arrive par hasard. La tragédie de tous temps se love aux talons d’Achille des sociétés.  Déjà avant l’âge cyber, le génial Ignatius, fatigué de « la Conjuration des Imbéciles », vivait en geek, tentant de néantiser l’infâme complot contre la vie d’une société déjà en marche vers la destruction de l’homme par la bêtise. Sous couvert de démocratie, le règne de l’idiocratie. 

 

Si internet est gratuit, c’est que c’est vous le produit. »

 

Le romantisme aujourd’hui est cyberpunk et l’esprit révolutionnaire adepte de la Grande Panne qui ramènera les hommes à l’âge de pierre, à cet âge heureux où « la science pour la science » paraissait une offense à l’intelligence comme l’art pour l’art l’est aux « Phares » de Baudelaire… Quid du couteau de la valeur ? À quel titre poursuivre l’aventure humaine dans un monde où chacun se sait « produit » après s’être su « chair à consommation », comme ses pères et les pères de ses pères avant lui « chair à canon ». Qu’importe le véhicule ! Seul le projet ! Quid de l’humanité ? À chacun de trouver sa réponse, sa voie du sabre dans le dédale d’un monde certes terrifiant mais tous les mondes ont comporté leur part de terreur.  Le hasard a fait de notre génération les fils des décodeurs d’Enigma, grâces auxquels nous ne vivons pas dans le Maître du Haut-Château du grand K. Dick, mais sous la domination de l’économie et du Capital, destinés à servir le big data, nos vies transmuées en marchandises, en attendant, Soleil vert, d’être, surnuméraires ou indésirables, convertis nous mêmes en nourriture dans un monde où l’anthropophagie cessant d’être taboue se voit désormais intégrée au système alimentaire. Contre cette sourde terreur que fleurissent aujourd’hui les orthorexies religieuse ou hygiéniste ? Il semble plus facile d’échapper à cette police-là qu’aux SS et à leurs chiens. Il suffira de se déconnecter ou de rejoindre d’autres colonnes cybernétiques. Enfin c’est là la conclusion de Laurent Gayard, qui nous instruit en nous divertissant et rend sinon glamours du moins audibles un certain nombre de notions assez abstraites, du moins aux non scientifiques.  Passionnant de bout en bout.

 Pour finir et c’est là l’essentiel, il existe une poésie du Net.  Son principal attrait tient à l’extrême jeunesse de ses inventeurs dont aucun n’avait dépassé l’âge de vingt-cinq ans quand chacun d’entre eux découvrit qui un système qui une application. 

Derrière la plus terrifiante d’entre ces trouvailles, l’intelligence artificielle, se cachent des enfants et le plus beau des films de Spielberg I.A. nous rappelle que c’est d’avoir préféré un fils de sang à son enfant robot que le drame est advenu. Pour composer son chef-d’œuvre, Spielberg s’est souvenu du mythe de Pinocchio, le pantin de bois devenu un vrai petit garçon. Le futur comme à l’accoutumée réside dans les mains de l’homme et en l’absence de jedis, le mal triomphe contre lequel le sage, le philosophe, le législateur, le politique et le poète œuvrent depuis la nuit des temps. Cela a un beau nom, frères humains, cela s’appelle le pessimisme héroïque, et moi je n’en sais pas de plus beau. 

Champ libre ouvert à l’épistémologie et à la réflexion. La liberté, la science, la parole pour quoi faire ? Embarqués, le mal se combat de l’intérieur toujours. Nous ne pouvons pas feindre pouvoir détruire le Système en vivant à la ferme du produit de nos labours et pâtures ni rêver de métamorphoser le monde en une immense ZAD où des maîtres enseigneraient Virgile, Shakespeare, Parménide et Kant avant de retourner et labourer la terre. Aucune mascarade politique n’affaiblira davantage l’industrie du contrôle que le refus du vote et la grève générale n’ont barré hier la route aux fascismes et à l’aliénation patronale. Le mérite d’Internet tient à sa vitesse et à sa puissance de feu. Le salut viendra en interne. Je veux ici me souvenir que les plus grands philosophes étaient Descartes, Leibnitz… des mathématiciens… Pourquoi ne seraient-ils pas des informaticiens ?  Ce n’est peut-être pas l’araignée Google le problème mais l’insigne passivité humaine, les puissances du masochisme et du conformisme bordant le lit de la soumission. 

Pour clore cet éloge, en conseillant à mon lecteur de lire Gayard, je voudrais lui rappeler qu’il pourra découvrir, sur le Net justement, le dossier Grothendieck, particulièrement l’affaire qui opposa le mathématicien au Collège de France et au CERN dans les années 70 avant que Grothendieck ne largue les amarres. Un professeur a-t-il le droit de sortir de son domaine pour en critiquer l’usage ?  La question principale tient à la capacité réflexive d’une communauté scientifique que par le passé souvent — particulièrement au Japon et dans l’Allemagne nazie — l’humanité a vu délirer. 

Pour conclure sur une note d’espérance, ceci encore.  Les Ricains — ces monstres incultes qui pourrissent l’âme des gamins de la vieille Europe depuis qu’ils ont eu l’outrecuidance de débarquer sur les plages de notre belle Normandie — enfin leur cinéma a fait de nos enfants des gosses qui croient pouvoir revivre un jour avec des dinosaures revivifiés et des extra-terrestres. Il en a aussi fait des boys scouts, susceptibles de survivre, seuls, sur Mars comme hier, enfants nourris de westerns, ils avaient en Birmanie comme à Colleville-Montgomery à Guadalcanal ou partout à la vérité combattu le Maître du Haut-Château et ses assassins, le vieux de la montagne et ses sbires mystiques.  Ce vieux existe encore qui, caché sous maints hétéronymes, ouvre toujours les portes de la guerre. Le cinéma américain tant moqué et tant honni a seul préparé nos gosses à devenir, raton laveur ou vil morceau d’arbre sculpté à la diable, les gardiens de la Galaxie, de pathétiques et fragiles Super héros, capables de mourir pour le souvenir d’une partie de pêche au Montana ou dans le Connecticut, le sourire d’une fille, même pour la saveur d’une Apple pie ou d’une partie de chamallows flambés. Et si le salut de l’humanité venait de la subculture et non pas, cher Romain Gary, vous le premier l’aviez pressenti, de l’éducation européenne.  

 Suerte à ceux qui vont inventer le nécessaire monde post soft-tyrannie !  

Un jour nous serons morts et ce seront ces enfants qui seront aux commandes. Choisiront-ils le moratoire rêvé par Grothendieck ? Fuiront-ils à sa suite au désert converser avec les plantes comme François d’Assise dialoguait avec les animaux ?  S’embarqueront-ils en compagnie de Buzz l’éclair vers l’infini et l’au-delà dans une arche nouvelle ? 

Ils tenteront, oncle Vania, de vivre… et ils feront bien cette vie une, unique en sa propriété, que personne ne peut vivre à leur place.  Foin de larmes et de déplorations, le dernier mot du livre : 

Comme l’affirme Jaimie Bartlett :

 

Internet va devenir plus intéressant, plus excitant, plus innovant, plus horrible, plus destructeur. C’est une bonne nouvelle si vous voulez naviguer sur des sites de pornographie illégale, ou bien acheter et vendre de la drogue en toute impunité. Ni entièrement sombre, ni entièrement lumineux. Ce n’est pas un aspect ou l’autre qui va l’emporter, mais les deux. »  

 

 

Sarah Vajda

 

Laurent Gayard, Darknet, Gafa, Bitcoin, l’anonymat est un choix, Slatkine & Cie, 2018, 316 pages, 18 euros

 

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