Éloge de l’erreur et de l’ignorance
Comment faire d’une notion considérée comme négative — l’erreur, et son corollaire, l’ignorance — source de réussite et d’un plein épanouissement, donc en faire quelque chose de positif ? Voilà la gageure à laquelle s’attache Gianrico Carofiglio dans Éloge de l’erreur et de l’ignorance . Auteur de romans policiers à succès, où on reconnaît l’esprit de Simenon, magistrat émérite, sénateur et philosophe pertinent, il offre en quelques pages une belle leçon sur les bénéfices de n’être pas un expert !

L’Anxiété de la faute
Nous vivons dans une société où la faute, l’ignorance et l’erreur sont des pourvoyeurs d’anxiété, parce que plus rien n’est admis comme faiblesse ou faille. Il faut être irréprochable, machinal presque. Il faut la parole d’experts, et nul n’a plus le droit de penser de travers. Les experts, cette sorte d’êtres supposés infaillibles, eux-mêmes s’étant trompés bien souvent ou se contredisant, font s’étioler le socle social parce que la société n’accepte plus la remise en question, pourtant fondamentale.
Mais la crainte de la faute, née d l’ignorance, est un frein social prédominant.
Le premier travail de Gianrico Carofioglio est de rendre à l’ignorance sa qualité et, en même temps, de revenir sur la notion d’expertise. Ne pas savoir, c’est avoir la possibilité de s’agrandir. Il faut également savoir qu’on ne sait pas, être socratique donc. Et apprendre à apprendre, apprendre à improviser également, c’est-à-dire être prêt en toute occasion à s’adapter. Cela signale également qu’il est indispensable de s’extraire du carcan de ses propres compétences — quel que soit leur niveau d’élévation — pour s’ouvrir. Car l’ouverture de sa propre fenêtre d’Overton ne pourra avoir que des bénéfices.
Les sociétés capables d’accepter l’incertitude féconde qui découle de la remise en question permanente du pouvoir et des croyances établies sont celles qui savent évoluer, faire face à des crises imprévues, surmonter les préjugés qui entravent le progrès et abattre les murs qui emprisonnent la pensée collective.
À partir de ce constat, et fort de son expérience et d’un grand nombre d’exemples, Gianrico Carofioglio propose des règles simples pour « apprendre à se tramer tôt, bien, sans se faire mal, en évitant es erreurs catastrophiques et, surtout, en progressant » car l’erreur est source de progrès et l’ignorance — donc la non-certitude — l’est d’ouverture d’esprit. Et comme le signalait déjà Nietzsche dans Ecce homo, « Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou », cette certitude qui enferme, qui sclérose, qui détermine le monde de son seul petit point de vue.
L’art de l’improvisation
Les échecs et les erreurs n’ouvrent pas nécessairement sur des faits positifs. les ratés n’ouvrent pas nécessairement sur de belles opportunités. Si cela advient, on parle de sérendipité (1), où le hasard a une place prépondérante (1). Mais, si rien de novateur ne naît de l’échec, il sera possible d’en apprendre une leçon magistrale, et donc de toujours regarder cela comme un événement positif. On doit à Nelson Mandela d’avoir su synthétiser cet apport : « je ne perds jamais, je gagne ou j’apprends. » La perfectibilité est alors considéré comme une ressource, un ouverture sur de nouveaux possibles, et non pas une incomplétude inféconde. Avec les mots de Gianrico Carofioglio, cela devient :
[…] de nombreuses erreurs et de nombreux échecs ne produisent aucun résultat positif. Parfois, ils ne nous livrent même aucune leçon, si ce n’est de nous rappeler notre nature imparfaite.
L’imperfection, quelle chance ! Quel bonheur quand on comprend qu’il ne s’agit rien de moins qu’un beau chemin à ouvrir devant soi !
Mais ce cheminement, pour être « un moyen de devenir des personnes meilleures », doit être préparé. Gianrico Carofioglio utilise fort judicieusement la métaphore de l’improvisation musicale. Certes, le musicien qui improvise ne sait pas ce qu’il va jouer, mais il sait jouer, il sait vers quelles notes et quelles harmonies il peut se diriger, parce qu’il a préparé sa partition. L’improvisation ne s’improvise pas, cela se travaille. Et l’élan vers la perfectibilité offerte par la saine imperfection se prépare de la même manière. Il faut être aux aguets, savoir saisir sa chance, voire la provoquer (2).
Gianrico Carofioglio développe également une théorie très intéressante, celle de l’« outre-intention » emprunté à la psychologie. Il s’agit d’un piège que l’on se tend en craignant tant l’erreur — voire en étant sur-précautionneux — qu’on finit par la provoquer. Et, de manière corollaire :
les grands progrès ne sont presque jamais le résultat direct d’une intention consciente, mais qu’ils émergent de manière aléatoire ou imprévue, générés par une combinaison d’efforts humains, de circonstances fortuites et de coïncidence. La chance.
Heureux les maladroits qui savent se rattraper et se relever des chutes, et continuer d’avancer. Qui comprennent qu’il n’y personne de moins ouvert à l’apprentissage, donc à l’amélioration, qu’un expert, pour ainsi dire sclérosé dans son domaine restreint de compétence. Et qui font de l’imperceptibilité même non pas une fragilité, mais une force.
Version moderne et laïque de La Docte ignorance de Nicolas de Cues, et proche également, par certains points, des conclusions de Charles Pépin dans son ouvrage Less Vertus de l’échec, Éloge de l’erreur et de l’ignorance est un guide précieux pour ceux qui souhaitent évoluer dans un monde contraint dans la double exigence de devoir réussir et de devoir se montrer fermes dans leurs démarches et qui, malgré tout, reste bellement humain.
Loïc Di Stefano
Gianrico Carofioglio, Éloge de l’erreur et de l’ignorance, traduit de l’italien par Vincent Raynaud, Rivages, octobre 2025, 120 pages, 15 euros
(1) Parmi le plus célèbres : la tarte Tatin, le Post-it, la Pénicilline, le Viagra… La liste est impressionnante !
(2) L’ouvrage récent de François Belley, le Petit traité des idées, développe cette même perspective d’être aux aguets.
