Entre chien et loup d’Anthony Delon
Si j’osais paraphraser Michel Audiard, je dirais : « C’est curieux chez les fils Delon ce besoin de faire des livres… » Car celui-ci est le troisième du lot. Anthony a ouvert la marche en 2008 (Le Premier Maillon chez Michel Lafon), Alain-Fabien l’a suivi en 2019 (De la race des seigneurs chez Stock) et voici qu’Anthony revient à la charge. Enfin, pas tout à fait à la charge puisque cette seconde autobiographie se veut placée sous le signe de la résilience… Un cas unique dans le cinéma français : deux fils d’acteur évoquant leurs enfances dans des ouvrages séparés. Les fils de Funès optèrent pour un livre en commun. D’autres enfants agirent en solitaires, fils ou fille de Ventura, Girardot, Lanoux, Fernandel… Mais la majorité (Belmondo, Gabin et consorts) préféra garder le silence. Heureusement qu’Alain Delon n’a que deux fils, sinon les tables des libraires seraient vite surchargées
Or donc, Anthony éprouve le besoin de se raconter à nouveau. Il faut dire qu’il s’est passé pas mal de choses en treize ans, dont le fatal cancer de sa mère et l’AVC de son père. De quoi vous chambouler un homme qui a franchi le cap de la cinquantaine. Toutefois, il ne se contente pas de parler de ces deux tragédies et évoque son enfance difficile.
Les fines bouches et les esprits obtus estimeront qu’un gamin qui grandit dans un immense appartement avec vue sur la Tour Eiffel, dans une gigantesque propriété dans le Loiret, un homme qui, quand il a un coup de blues, va passer plusieurs jours en Grèce, a vécu dans un magnifique chalet de Sundance (Utah), se rend régulièrement sur des iles paradisiaques, etc. Bref que ce monsieur n’est pas vraiment à plaindre. Et qu’en conséquence ses tourments peinent à éveiller la compassion. Grossière erreur car ses douleurs sont intérieures et perdurent quel que soit le décor. Car Anthony Delon a souffert. Enfant pas tout à fait abandonné mais balloté depuis la séparation de ses parents, alors qu’il n’était qu’un mouflet. D’un côté, une mère, certes aimante, mais qui souhaitait vivre pleinement sa vie de femme libre et de l’autre, un père aussi ombrageux qu’exigeant. Cette détresse, Anthony la raconte avec franchise, ce qui rend cet ouvrage touchant.
Attention : foin de révélations sulfureuses. Ceux qui s’attendent à ce qu’Alain Delon soit descendu en flamme seront déçus. Au contraire, il en devient presque attachant à mouliner un peu dans le vide, à réclamer des choses impossibles, à cacher ses sentiments. On le sait depuis longtemps versatile, capable des épanchements les plus sincères et des coups de fouet les plus cinglants. La carotte et le bâton, en quelque sorte. Il est Delon, tel qu’en lui-même… Ce père, Anthony eut du mal à le comprendre, se fâcha souvent avec lui, a souffert à la fois de sa présence et de son absence, ce qui n’est pas aussi paradoxal que cela en a l’air.
En réalité, Alain Delon n’est pas le sujet de ce livre. Il apparait même en second plan. Comme une « special guest star » dans une série américaine. Les véritables héros sont deux personnages méconnus : Georges et Loulou.
Le premier n’est autre que Georges Beaume, l’homme qui a aidé Delon dès le début de sa carrière. Un personnage important, même indispensable, qui connaissait les secrets et les méandres du cinéma français et permit à Alain pour d’éviter les innombrables pièges. On ne connaîtra jamais en détails les actions de Beaume mais on les devine souvent si l’on prend soin de s’attarder sur la carrière d’Alain. Or Georges fut non seulement le parrain mais le pilier d’Anthony, lui apportant la dose de sagesse dont il manquait.
Loulou, fut sa nounou alsacienne. Une femme qui a toujours su garder les pieds sur Terre et n’a jamais été impressionnée par les fariboles du septième art. Elle aussi agit comme un rempart auprès d’Anthony ou, au moins, comme un garde-fou.
Au fil des pages, on apprend à mieux les connaître même si moult secrets restent bien gardés.
L’autre « héroïne » du livre est Nathalie Delon, née Francine Canovas. A jamais amoureuse d’Alain – d’après Anthony – mais ne supportant pas ni ses sautes d’humeur, ni ses exigences, ni, en vrac, son caractère.
Tel est donc le contenu de ce livre où les loups ont les dents limées et où les chiens dorment au coin du feu. La meilleure façon de l’apprécier est d’oublier la notoriété de certains protagonistes. Restent un père, une mère, un parrain, une nourrice et quelques silhouettes qui se profilent apportant qui une note de fraicheur, qui une pointe d’inquiétude. Bref, une famille comme il en existe beaucoup au sein de laquelle un enfant se demande comment il doit faire pour grandir. Et, aujourd’hui, l’adulte s’interroge sur ce parcours dont il a malgré tout réussi à sortir vivant, marqué à jamais par d’innombrables cicatrices.
Pour terminer : une bourde colossale. On sait Alain Delon grand cinéphile, on craint qu’Anthony ne partage pas cette passion. Il affirme (page 101) que Steve McQueen a rencontré Ali Mac Graw sur le tournage de Bullitt. Eh non ! C’est sur le tournage de Guet-apens, quatre ans plus tard. Un peu comme si j’écrivais qu’Alain a connu Romy sur le tournage de Quand la femme s’en mêle. Soyons sérieux.
Philippe Durant
Anthony Delon, Entre chien et loup, Le cherche-midi, mars 2022 183 pages, 18,50 euros