Entretien avec Diego Lerman, réalisateur de « Notre enfant »

Murmure argentin

Le film du réalisateur argentin Diego Lerman Notre enfant s’attache aux pas d’une femme qui désire à tout prix adopter un enfant, mais qui ne rencontre sur sa route que des embûches. Ce parcours de combattante peut toutefois en cacher un autre ‒ celui qu’elle effectue, peut-être à son insu, en elle-même.

Son prochain film ? L’histoire, plus ou moins authentique, d’un professeur, mais il n’en dira pas plus. Pour essayer de lui faire préciser les choses, on se risque à introduire dans la conversation un peu d’onomastique : n’était-il pas fatal qu’il traite un tel sujet, puisque son prénom, Diego, dérive du verbe grec didaskô, « j’enseigne » ? Il l’ignorait, mais cette révélation ne l’émeut qu’à moitié : son patronyme, Lerman, d’origine yiddish, mais à rattacher au verbe anglais to learn, ne signifie-t-il pas déjà « le professeur » ?

Ce professeur-professeur ne prétend pas pour autant avoir la science infuse : non, Diego Lerman dit se méfier des idées préconçues et aime à s’attaquer à des questions auxquelles, a priori, il ne connaît pas grand-chose. Il s’informe, il cherche, il va sur le terrain, il fait des repérages… Tout le plaisir est dans cette quête : si tout était déjà déterminé, fixé à l’avance, quel intérêt ? Bref, écrire un scénario, c’est découvrir soi-même quelque chose pour mieux partager ensuite le fruit de cette découverte avec le spectateur.

Pour son dernier film, Notre enfant, qui sort cette semaine en France, il savait bien sûr dès le départ qu’il allait suivre le parcours d’une femme qui, ne pouvant avoir d’enfant, fait tout pour en adopter un. Mais, comme il l’explique dans l’entretien qui suit, c’est en faisant ses recherches préparatoires qu’il a eu la révélation que son vrai sujet ne serait pas tant l’adoption que les aspects moraux de l’adoption.

 

Bárbara  Lennie

 

De fait, même s’il n’est pas question de tout révéler ici, il y a deux films dans ce film. Le premier, c’est donc cette lutte d’une femme pour adopter un bébé. Médecin de son état, elle a à première vue un avantage sur beaucoup d’autres, mais le jeu de piste qui se dessine tient du film noir, puisque les règles ne cessent de changer ; puisque chaque pas en avant est un pas en arrière. À chaque étape, il faut payer, traiter avec des gens volontairement corrompus ou, pire encore, corrompus malgré eux, discuter avec la mère biologique qui était prête au départ à donner son bébé, mais qui, tout d’un coup, n’est plus d’accord pour le faire. Oui, comme certains ont pu l’écrire, Notre enfant est un film « éprouvant » dès lors qu’on devine ‒ mais comment ne pas le deviner ?  ‒ que l’héroïne, quoi qu’elle fasse, n’aura jamais cet enfant. On ne sort pas d’un labyrinthe. Le premier plan, très long, résumait déjà tout : centré sur les efforts dérisoires des essuie-glace d’une voiture face aux assauts d’une pluie toujours recommencée, il nous informait que certains combats sont perdus d’avance.

Mais en disant cela, nous n’avons rien révélé du deuxième film ‒ autrement dit, de la vraie fin de l’histoire, et du renversement qu’elle introduit. Certes, Notre enfant peut et doit être vu comme un manifeste, comme une lettre ouverte adressée aux institutions officielles pour les inciter à prendre en main la question de l’adoption et à mettre un terme à tous les flous juridiques qui sont un encouragement à la corruption. Mais Notre enfant, c’est aussi et d’abord l’histoire et le parcours d’une femme qui, ne pouvant légalement être mère, finit par accomplir un geste un peu fou peut-être, mais qui fait d’elle la meilleure des mères, puisqu’il ne s’agit plus pour elle d’avoir un enfant, mais de vouloir et de faire le bonheur de cet enfant. Et tant pis si la logique aristotélicienne en prend ici un coup. Pascal savait, lui, qu’une chose peut être en même temps elle-même et son contraire, puisque « l’amour a ses raisons que la raison ne connaît pas. »

 

Diego Lerman

Entretien avec Diego Lerman, réalisateur de Notre enfant

Boojum <> On ne compte pas dans votre film le nombre de plans construits autour d’une diagonale, orientée comme une barre oblique [/]. Ce peut être une route, une barrière, un rayon lumineux…

Diego Lerman <> Ah ! vous avez remarqué ? Je n’avais pourtant confessé mon penchant pour les diagonales qu’à mon chef opérateur ! Elles ne servent pas seulement à composer un cadre. Elles constituent un véritable outil pour la mise en scène, lorsqu’un plan réunit plusieurs personnages et qu’il inclut un mouvement. La diagonale permet de mieux explorer un espace.

Cela dit, je me moque un peu des règles. Je crois que beaucoup de choses se font sur le moment, parce que c’est seulement lorsqu’on passe à la pratique qu’on peut éprouver la validité de la théorie. Bien sûr, on prépare, on calcule, on fait des repérages. Mais quand j’arrive sur le plateau, je peux très bien, pendant les deux premières heures, modifier le menu, à commencer par les dialogues. Rien n’est gravé dans le marbre. Peu importe ce que l’on comptait faire ; seul compte ce que l’on fait.

Pour la fin du film, par exemple, je tenais à ce décor qui était à un millier de kilomètres de la région des misiones où nous avions filmé l’essentiel de l’action et qui n’était même pas accessible directement par avion. À partir de Buenos Aires, il fallait prendre la route. Oui, je tenais à ce décor pour le changement qu’il allait apporter. Je l’avais retenu au cours des repérages. Mais la veille du tournage, je ne savais toujours pas où l’héroïne allait garer sa voiture… Quand nous sommes arrivés sur les lieux, il y avait une petite mare. Et je me suis alors dit : c’est là ! Nous avons simplement ajouté de l’eau et des poules… Ce même jour, une tempête s’est levée. J’ai décidé d’en tirer profit. Mais comme elle compliquait notre travail, l’idée m’est venue qu’il fallait boucler en une journée ce qui, dans le plan de tournage, devait s’étaler sur deux jours…

 

Puisque vous venez d’évoquer un déplacement, pourquoi l’héroïne doit-elle ‒ elle le dit elle-même au début ‒ faire huit cents kilomètres pour adopter un bébé ? Ne pourrait-elle pas en trouver un dans la région où elle vit ?

Non, parce qu’en Argentine, la région des adoptions illégales, la « région chaude », est celle des misiones, qui se caractérise par la diversité des communautés qui y vivent. Les gens qui veulent adopter un bébé peuvent donc choisir là un bébé du « type » qui leur convient, et la législation dans ces misiones est plus souple qu’ailleurs. Mais cela n’empêche pas les contrôles de police sur les routes ‒ sur les routes, parce qu’il est interdit de faire voyager un bébé par avion ‒ comme celui qu’on voit dans le film.

Pour interroger des médecins et des infirmières sur cette question de l’adoption, je me suis rendu dans un hôpital dont j’ai découvert qu’il avait été l’objet d’une descente de police une semaine plus tôt. Et notre équipe a elle-même été à un moment donné arrêtée par des policiers qui recherchaient un enfant. 

De fait, c’est seulement lorsque j’ai commencé à enquêter sur le terrain que j’ai vu se dessiner nettement le sujet de mon film. Au départ, il y avait eu le récit que m’avait fait une amie comédienne de son propre parcours du combattant pour adopter un enfant. J’avais alors rencontré un certain nombre de couples ou de femmes seules qui s’étaient rendus aux misiones pour adopter un bébé, et j’avais écrit, avec ma coscénariste Maria Meira, une espèce de traitement d’une quinzaine de pages. Mais j’ai tout remanié quand j’ai débarqué sur les lieux. J’ai découvert que le film que j’allais faire ne serait pas un film sur l’adoption, mais sur les questions morales qui se rattachent à l’adoption ‒ sur le fait qu’un bébé peut devenir une marchandise dès le moment où il commence à respirer. 

 

Daniel Aráoz

 

On ne sait pas très bien si le médecin (interprété par Daniel Aráoz) qui orchestre la « transaction » dans l’hôpital est un ami sincère de l’héroïne ou une fieffée crapule…

Si vous avez cette hésitation ‒ et c’était bien le but que je recherchais ‒, c’est parce que la morale n’est pas le fait d’un individu, mais du milieu dans lequel il se trouve. Ce Dr. Costas reçoit de l’argent parce qu’il fait partie d’un réseau où chacun reçoit de l’argent : l’avocate, la mère biologique… Je me suis fondé sur les témoignages des médecins que j’ai interviewés. « Que feriez-vous à ma place ? me disait l’un d’eux. J’ai des bébés dans mon service et des parents qui se pressent pour les adopter. » Oui, mais, en même temps, c’était devenu son fonds de commerce. Ce flou vient du fait que l’État n’a pas vraiment pris les choses en main. La législation sur l’adoption en Argentine ne ressemble à rien. Et l’avortement reste encore illégal (cette question fait l’objet de violents débats au parlement).

 

À un moment donné, la mère biologique refuse de parler à l’héroïne. « Vous ne m’avez pas aidée », lui dit-elle, alors même que toutes ses exigences ont été satisfaites.

Oui, mais l’opération n’a pas du tout apporté à cette mère biologique ce qu’elle escomptait. J’ai voulu, pour ce personnage, travailler avec une femme qui avait connu les mêmes tourments dans la réalité. Et donc, nous avons « auditionné » un certain nombre de femmes d’Obera, la ville où nous nous trouvions (deux mille habitants, pas de cinéma, un seul hôtel…), et nous avons trouvé Yanina Ávila, qui travaillait comme femme de ménage à la mairie et qui, vu la maigreur de ses ressources, avait elle-même organisé la cession de son second  enfant à un couple. Mais, le jour où ce couple s’est présenté pour prendre l’enfant, elle a décidé de le garder. Cet épisode avait eu lieu quatre mois à peine avant notre tournage et voir Yanina rejouer son propre personnage était, pour nous tous, bouleversant.

 

 

 

L’héroïne est interprétée par Bárbara  Lennie, qui est mi-espagnole, mi-argentine. L’avez-vous choisie parce que cette double appartenance la plaçait d’emblée dans une situation de déséquilibre ?

Pour tout vous dire, j’avais prévu de donner le rôle à une autre actrice. Il y a longtemps que Bárbara  Lennie et moi voulions travailler ensemble, mais, quand elle était libre, je ne l’étais pas, et quand je l’étais, elle ne l’était pas. Mais là, les choses se sont enclenchées littéralement du jour au lendemain. Elle était à Madrid. Je l’ai appelée pour lui demander : « Peux-tu être demain à Buenos Aires ? » Elle a dit oui. Une nuit, c’est vrai, j’ai fait un cauchemar dans lequel elle ne parvenait plus à parler avec l’accent argentin ! Mais elle sait ne pas avoir un accent espagnol, car elle a vécu en Argentine jusqu’à l’âge de six ans et tous les gens qui ont vu le film croient qu’elle est argentine. J’ai fait appel à elle parce qu’il me fallait une comédienne de talent, capable de soutenir un rôle éprouvant, moralement et physiquement, capable aussi de donner la réplique à des comédiens non professionnels, et prête à travailler dans des conditions difficiles (l’hôtel dont j’ai parlé était très inconfortable et étouffant) et à accepter de bonne grâce un scénario « évolutif ». Elle a été pour moi une équipière inappréciable.

 

Il n’y pas le moindre revolver, pas l’ombre d’un couteau dans votre film. Mais il y a, de la première à la dernière image, une tension qui n’est pas loin de provoquer parfois un vrai malaise.

Je suis désolé si je vous ai fait souffrir, mais tant mieux ! J’ai en effet voulu, et ce dès le départ, que le public suive mon héroïne, et la suive de près, mais sans jamais pouvoir véritablement s’identifier à elle. Parce qu’elle prend des décisions parfois contestables. Je ne voulais pas faire un film « idéologique », mais faire passer des sensations à travers un film. La structure est celle d’un thriller ou, plus exactement, celle d’une tragédie grecque : à chaque étape, les choses se déroulent d’une manière autre que celle qu’on pouvait espérer. Mais la fin est ouverte. L’héroïne vient de vivre un épisode de sa vie qu’en tout état de cause, elle n’oubliera pas. Il me plaît de penser qu’après cet épisode, elle se sent mieux. Mais je m’avance peut-être…

 

Propos recueillis par FAL

 

Notre enfant (Una Especie de Familia)

Réalisateur : Diego Lerman.

Scénario : Diego Lerman et Maria Meira.

Avec Bárbara Lennie, Daniel AráozClaudio Tolcachir.

Argentine, 2017. 95 min.

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