« Le violent / in a lonely place », Humphrey Bogart en homme blessé

Depuis quelques années, l’éditeur vidéo Sidonis Calysta nous régale avec des classiques du western ou du film noir, en DVD ou Blu-ray. La présentation est toujours simple et ce n’est pas plus mal : pas de coffret dispendieux, pas de boni à foison, ni de multiples commentaires audios d’universitaires qui décortiquent l’œuvre jusqu’à satiété. Juste une belle copie du film, agrémentée de courts entretiens, chaleureux et instructifs, avec les trois mousquetaires du Vieil Hollywood : Bertrand Tavernier, Patrick Brion et François Guérif. Pour un peu, on se croirait revenu au temps de La Dernière séance avec Eddy Mitchell, et je gage que cela est un peu l’intention de l’éditeur !

L’une des dernières et meilleures livraisons de Sidonis Calysta est Le Violent (In a Lonely Place) de Nicholas Ray, avec Humphrey Bogart et Gloria Grahame, « film noir » sorti en 1950. Je mets film noir entre guillemets car, même s’il y a une enquête criminelle (le scénariste hollywoodien Dixon Steele, incarné par Bogart, est soupçonné d’avoir tué une jeune femme de son entourage), cette enquête reste tout de même au second plan. Ce qui intéresse Ray avant tout est le portrait (l’autoportrait en réalité) d’un écrivain à la sensibilité exacerbée, ayant de plus en plus de mal à supporter les compromissions et les hypocrisies du petit monde hollywoodien. Et comment cet homme, salement marqué par la seconde guerre mondiale où il a combattu, laisse éclater son dégoût du mensonge et de la bêtise, jusqu’à aller trop loin, cognant avec rage les malotrus, levant même la main sur ses proches (son vieil ami, sa compagne) lorsqu’il les soupçonne, à tort, de trahison. Et dans ces moments, on a presque envie de baisser les yeux… Car il y a une vraie douleur dans ce film, celle des proches de Dixon bien sûr, meurtris par une telle rage, mais aussi celle de Dixon lui-même, ne pouvant s’empêcher de détruire le peu de paix qui l’entoure, de gâcher l’amour que lui porte sa femme. C’est cette douleur, cette fêlure inguérissable que Ray excelle à mettre en scène. Là est la source de son immense talent.

 

 

Pour un œil non exercé, le film pourra passer pour « commun » et, en un sens, il l’est : dans le Hollywood d’après-guerre, il était en effet commun de voir des films adultes et violents, sans happy end, avec Humphrey Bogart, Ray Milland ou John Garfield en anti-héros. La raison de cet âge d’or est simple : le public majoritaire à l’époque était les couples des grandes villes, des hommes et des femmes « à qui on ne la faisait pas », qui avaient connu successivement les privations de la crise économique et les horreurs de la guerre. Ce que nous voyons aujourd’hui comme des classiques était donc pour ce public le pain quotidien.

 

poésie de la solitude et de la nuit

 

Mais, au milieu de cette production adulte, qu’est-ce qui distingue vraiment Nicholas Ray ? Ce n’est pas un style baroque, à base de mouvements de caméra ou d’angles reconnaissables entre mille. Par exemple Welles réalisant la flamboyante Dame de Shanghai ou Hitchcock le cauchemardesque Inconnu du Nord-Express. Non, ce qui distingue Ray est sa discrète poésie, qui consiste à dénuder au maximum le jeu des acteurs et le décor autour d’eux, à les isoler longuement dans le silence de la nuit, quand plus personne ne vient gâcher la quiétude de l’espace. Et à observer avec tact ces êtres blessés, seuls au monde.

 

 

Architecte de formation, Ray prend toujours soin de lover ses êtres blessés dans des décors profonds, des cavités doucereuses, qui imprègnent pour longtemps notre mémoire : que l’on songe au chalet de La Maison dans l’ombre, au saloon de Johnny Guitar, au planétarium ou à la villa abandonnée de La Fureur de vivre, au pavillon étouffant de James Mason dans Derrière le miroir ou au cabaret de Traquenard.

 

 

C’est grâce à cette poésie de la solitude et de la nuit, à cette manière de filmer à fleur de peau, comme un secret douloureux, le mal de vivre américain, que ce cinéaste romantique, torturé, faisait des œuvres d’art en plein cœur d’Hollywood. Il le faisait modestement, sans jouer au grand artiste, simplement pour parler à ce public adulte.

Des hommes et des femmes marqués par la vie : Humphrey Bogart était leur frère, Gloria Grahame était leur sœur.

 

Claude Monnier

Le Violent (1950), un film de Nicholas Ray avec Humphrey Bogart, Gloria Grahame, Frank Lovejoy, Jeff Donnell, Carl Benton Reid.

DVD/Blu-ray zone B ; éditeur : Sidonis Calysta, 2017 ; durée : 94 min ; format d’image : 1.37 :1 ; noir et blanc, 16,99 euros

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