A pied d’œuvre, un écrivain en manœuvre
Comme photographe indépendant, Franck vivait confortablement. Il a croqué tous les grands de la terre, mais son métier a changé. Il se fait l’effet d’être devenu un publiciste plutôt qu’un artiste. De plus, le numérique a métamorphosé son métier : la photo n’a plus de rapport avec le réel. Il raconte comment, pour décorer la tombe de sa grand-mère récemment décédée, il fabrique grâce à photoshop un portrait où elle devient souriante, débarrassée de ses cheveux blancs, de ses rides… on s’extasie devant la vérité de la photo ! La photo numérique a ouvert l’univers du fake : en notre ère néolibérale, elle s’est libérée de l’alternative si contraignante : « vrai ou faux » … Au désespoir de ses proches, Franck a un caractère entier, il abandonne son métier pour se consacrer au « parler vrai » de la littérature : il sera écrivain !
Ses économies sont vite épuisées, Franck change de « style de vie » : il emménage dans un studio miteux prêté par sa mère, il ne se chauffe guère, ne mange guère : il perd treize kilos. Mais dès son premier titre, en 2013, il remporte le Prix Christiane Baroche du 1er recueil de nouvelles décerné par la Société des Gens De Lettres, et empoche 3000 euros… Il est libre, il vit sa passion d’écrire, il rencontre un succès d’estime : il continue, il accepte d’en payer le prix…
L’envers du décor
Publié en 2023, À pied d’œuvre est son sixième livre. On y trouve ce dialogue :
– Vous avez déjà eu un prix, vous êtes passé à la télé ?
– Oui.
– Vous vendez combien ?
Je lui donne le chiffre de ventes de mon premier livre, le plus élevé.
– Environ cinq mille exemplaires.
– Cinq mille ? Par mois ?

Notre auteur préfère en rire… jaune. L’édition brochée d’À pied d’œuvre, à raison de 8% de droits d’auteur, ce qui est la moyenne actuelle, rapporte à l’auteur 1,48 euros par exemplaire − soit 7400 euros de revenu annuel si le tirage est entièrement vendu… soit 616 € par mois, pas 5000… Sachant que seuls les romanciers un peu reconnus, qui passent à la télé, sont susceptibles d’atteindre un tel chiffre de vente…
Dans son livre, Franck Courtès ne rentre pas dans ces détails. Il décrit par contre sa rencontre avec le monde de la pauvreté. Pour survivre il fait des petits boulots : il devient transporteur, commis de cuisine, jardinier, monteur de meubles Ikea… Du coup il se retrouve nulle part : déclassé, il n’est pas pour autant un ouvrier comme un autre, son origine est trop visible, en même temps il devient étranger dans son ancien milieu :
Je tais mon travail de manœuvre. On parle de mes livres à France Culture, il y a ma photo dans Elle, je ne peux pas être ce gars à genoux derrière la cuvette des toilettes qui refait l’enduit du mur écaillé parce que le client ne pisse pas droit.
Dans la dèche
Franck s’est enregistré à la « Plateforme », c’est elle qui distribue les boulots : il reçoit un mail : « gravats à descendre, du 6ème étage Paris XIII ». J’attends avec les autres des missions au rabais comme on attend à l’arrière d’un restaurant la sortie des poubelles, dit-il. Il faut vite répondre et proposer un prix attractif, la concurrence est rude ! Il remplit ce genre de mission pour 15 ou 20 euros… Il en ressort le dos cassé, les tendons distendus, parfois abimé au point de ne pas pouvoir écrire. Il apprend la dimension physique, ô combien concrète, du travail manuel mais il aime : L’homme à tout faire que je suis devenu jouit d’un sentiment d’utilité que je n’ai jamais éprouvé dans ma carrière de photographe, écrit-il. D’un sentiment de dignité, également, alors que comme photographe il se sentait seulement utilisé. En même temps, la « plateforme » est, dit Courtès, la réalisation fourbe et géniale d’une logique industrielle : utiliser une masse ouvrière réduite au silence dont on n’exploite plus le produit du travail mais le droit de travailler lui-même.
Heureusement, chez le romancier tout fait ventre!, pourrait-on dire cyniquement. Courtès tire de sa situation misérable ce roman, soit une description glaçante de ces nouveaux pauvres qui ne font même pas partie de la classe ouvrière : ils sont tous isolés, individualisés, ils ne connaissent pas les syndicats, aucun regroupement de personnel. Ils forment ce que Marx appelait, non sans dédain, le Lumpenproletariat (prolétariat en haillons), même pas apte selon lui à faire une révolution…
S’il est disert sur sa condition de manœuvre, Courtès reste discret sur sa condition d’auteur, il ne révèle seulement que l’envers du décor. Alors que pour la « plateforme » il ne mâche pas ses mots ! Gageons que ses éditeurs lui sont reconnaissants pour sa courtoisie ! Après quatre titres chez JC Lattès, le voilà passé chez Gallimard. Pour ma part, je me suis demandé si la « plateforme » ne serait une métaphore pour « l’éditeur ».
Remercions néanmoins l’éditeur d’avoir osé publier un livre où il est suggéré comme il traite son auteur ! Pour l’éditeur aussi, tout fait ventre, même la misère de ses auteurs… Le taux moyen d’un livre de poche étant de 4%, l’exemplaire de ce livre que j’ai lu a dû rapporter à Franck Courtès 34 centimes de droit d’auteur.
Mathias Lair
Franck Courtès, À pied d’œuvre, Gallimard Folio, mars 2025, 224 pages, 8,50 euros