Les « cahiers noirs » de Martin Heidegger, l’irrésistible polémique
Les célèbres « Cahiers noirs » du philosophe allemand commencent enfin à paraître en français, dans une traduction de François Fédier et Pascal David. La polémique a été immédiatement repris de plus belle.
Difficile de parler à chaud de ces Cahiers noirs sans prendre le risque aujourd’hui de passer pour un antisémite. Voire un dangereux brun soutenant Heidegger, si l’on ose dire par exemple, que de nombreuses pages de ces cahiers nous montrent la victoire du camp Fédier contre celui de Faye, puisqu’on y lit d’énormes réserves du maître de Fribourg quant au parti nazi.
Des cahiers de reflexion
Quand ont été écrits ces cahiers ? Ils ont été rédigés au moment où Heidegger devient le recteur de l’université de Fribourg-en-Brisgau, le 21 avril 1933, et, jusqu’à sa démission, au moment où il prend enfin ses distances avec ce régime mortifère. Nous sommes donc en pleine période dite du « tournant » (die Khere), juste après son grand œuvre Sein und Zeit, et la « conversion à l’Être » dans la pensée, ce qui pourrait trouver un éclaircissement dans ces mots extraits de ses réflexions VII-XI :
Ce qui arrive maintenant, c’est la fin de l’histoire historiale du grand commencement de l’homme occidental, commencement dans lequel l’homme fut appelé à la prise en garde de l’estre, pour aussitôt convertir cette vocation en exigence de re-présentation de l’étant dans l’inessence qu’est la fabrication. »
Dès l’annonce de leur publication en Allemagne ont retenti dans le monde entier et dans les pays où ils étaient disponibles de nombreuses polémiques et des élans d’indignation très attendues. On a dit qu’ils étaient profondément antisémites, et les articles de presse, les revues ont largement commenté la noirceur des « cahiers noirs » qui, semble-t-il, portaient bien leur nom. On ne peut donc que saluer le courage des éditions Gallimard de les publier et de nous donner l’opportunité de nous faire par nous-même une idée.
Des cahiers préparatoires
Ces « cahiers noirs » ont définitivement leur place dans l’élaboration de la pensée de Heidegger et la suite de son œuvre d’autant que l’on sait que Heidegger se considérait à juste titre comme l’ultime étape, et même la dernière, dans le destin de l’histoire de la philosophie, qu’il se rangeait aux côtés de Platon, Descartes, Kant ou Hegel et, qu’ignorer ces « cahiers », était d’emblée impossible ; le fait même de refuser d’intégrer la pensée juive dans le destin de la philosophie devenait alors un faute éthique majeur. Aussi, il était temps de dénouer le mystère pour savoir où l’on en était de Heidegger et son antisémitisme, qui pollue encore et toujours le débat philosophique.
Le premier volume comprend les cinq premiers des trente-quatre « cahiers » que Heidegger a rédigés dès le début des années 1930 et ce, jusqu’à la fin de sa vie. Les « cahiers noirs » sont donc ses carnets de travail, et permettent d’appréhender la genèse de son œuvre, nous donnent l’opportunité de connaître, si j’ose dire, le Heidegger intime. Tournant principalement autour du thème de « l’autre commencement » le devoir, pour ne pas dire la tâche ultime que Heidegger s’était fixée, portait sur « l’achèvement des Temps nouveaux » dans lesquels le règne de la métaphysique de la subjectivité portait le « premier commencement », autrement dit le commencement grec, celui des premières manifestations de la philosophie. Réflexions sur la guerre, sur le régime nazi, sur les dysfonctionnements de l’université, sur son travail, ces « cahiers » montrent les préoccupations présentes du philosophe, et ces tentatives d’extraire l’humanité du mausolée de l’histoire de la première moitié du XXe siècle.
Il ne faudrait donc pas lire les « cahiers noirs » pour les mauvaises raisons, ou, se servir de ces « cahiers » pour continuer le travail d’effacement du penseur de l’histoire de la philosophie, ce travail d’ostracisme bien commencé depuis déjà des années, mais dans le but de mieux cerner le travail philosophique pointu d’un penseur majeur ouvrant sur la vérité de l’essence de l’homme dans sa relation à l’être.
Marc Alpozzo
Martin Heidegger, Réflexions II-VI. Cahiers noirs (1931-1938) (Überlegungen II-VI. Schwarze Hefte [1931 – 1938]), traduit de l’allemand par François Fédier, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 538 pages, 45 eur
Réflexions VII-XI. Cahiers noirs (1938-1939) (Überlegungen VII-XI. Schwarze Hefte [1938-1939]), traduit de l’allemand par Pascal David, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 460 pages, 39 eur