Mon maître et mon vainqueur, l’amour fou selon Désérable

Prenez le trio amoureux classique et d’un effroyable banalité — la femme, le mari, l’amant —, et passez le tout à la moulinette un peu folle de François-Henri Désérable, et vous obtenez Mon maître et mon vainqueur, un très beau roman, drôle et poétique.

L’amour monstre

Tina est une fille un peu perdue qui, venue à Paris pour devenir actrice, tient une boîte de bouquiniste sur les quais en attendant des jours meilleurs. Elle y croise Edgar, l’homme solide par excellence, qui sera son protecteur et le père de ses jumelles. Enfin elle peut s’appuyer sur un socle et devenir l’actrice qu’elle attend d’être. Mais elle va rencontrer le foutraque Vasco, qui ne trouve rien de mieux pour la séduire que de la conduire dans la salle la plus protégée de la Bibliothèque nationale e France et de poser devant elle les si précieux originaux des œuvres dont la lecture seule déjà la fait chavirer. La voilà éprise !

La relation entre Tina et Vasco va vite devenir une grande folie, incontrôlable, sublime de désirs et de passion, violente et fusionnelle. Vasco est l’amant terrible, insatiable, obnubilé par elle tout comme elle par lui. Les corps s’embrasent. Mais les esprits aussi, portés par un amour commun de la poésie, qui est comme une seconde voix romanesque.

Quel est l’issue possible du combat de Tina entre sa pulsion irrationnelle et amoureuse vers Vasco et la raison (et l’amour, aussi) pour Edgar et sa famille ? Le lecteur le sait bien vite, mais se laisse emporté malgré tout.

L’art du roman poétique

Le récit est construit avec beaucoup d’intelligence. Le narrateur est ami des deux amants, il dépose devant le juge d’instruction en charge du dossier, parce qu’il y a eu un projet homicide. Mais il dit au lecteur, en confidence, plus de chose qu’au juge, qui cherche à comprendre le sens des poèmes recueillis dans un cahier devenu pièce à conviction. Vasco, au fil de sa relation avec Tina, n’a cessé d’immortaliser leurs moments intimes en poèmes, dont le sens échappe à qui n’était pas présent. La passion de Tina pour la poésie, principalement celle de Verlaine et de Rimbaud, est ainsi liée à sa propre histoire d’amour passionnelle avec Vasco et, tout aussi passionnelle, celle des deux grands poètes. L’intrication est même parfois diabolique et jouissive ! Et le narrateur, avec espièglerie, avance dans la révélation en ponctuant son récit d’extravagances et d’analyses littéraires.

Quant au style, on rêverait de la voix d’Edouard Baert se posant sur ces divagations magnifiques, construites comme ses propres envolées, qui poussent aux limites les envolées verbales mais sans jamais aller trop loin, comme un délire maîtrisé de bout en bout. Et du délire, il y en a !

Mon maître et mon vainqueur garde beaucoup de mystère jusqu’à la fin. C’est un roman d’une vraie beauté, dont la folie même est beauté. Et l’on vit longtemps avec les personnages et l’on se met à rêver de passion amoureuse et de fougue.

Loïc Di Stefano

François-Henri Désérable, Mon maître et mon vainqueur, Gallimard, « folio », 224 pages, avril 2023, 8,30 euros

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