Puissance du pensif, ou comment pense la littérature

François Jullien est un philosophe prolifique. Il a étudié la philosophie grecque et latine mais aussi la culture chinoise. Depuis il ne s’identifie ni à l’une ni à l’autre : il se situe dans l’écart. Ce qui nous vaut aujourd’hui une approche révolutionnaire de la littérature résumée dans son titre : la littérature pense sur un mode original, elle est « pensive » … Ce que notre auteur définit ainsi : « De ce que la pensée pensive laisse venir d’elle-même à la pensée, ne cherche pas à préciser ce qui deviendrait son « objet », elle comprend peut-être davantage : ce qu’elle garde indéterminé ne lui ferait-il pas mieux appréhender? » La littérature cultive l’ambigu, l’évasif, l’affectif et l’intime, elle donne à penser ce qu’elle ne dit pas. Elle ouvre des possibles au lecteur. Pour l’écrivain, et le lecteur ensuite, la « pensivité » n’est pas le résultat d’un travail volontaire, elle survient lorsque l’on quitte les sentiers battus et que l’on s’ouvre passivement à ce qui vient…    

Les trois âges de la pensée

C’est dire qu’il y aurait plusieurs régimes de pensée. François Jullien identifie ses trois âges : à partir de la Renaissance la pensée philosophique aurait succédé à la pensée théologique. Jusqu’au début du XIXème siècle, jusqu’à Hegel, la philosophie aurait reconduit sur un mode profane les catégories religieuses de l’Être, de la Vérité. Au XIXème siècle, en même temps que les bouleversements politiques, celles-ci s’effondrent. Il faut tout reconstruire à partir de rien. Jullien date de cette époque l’apparition de la littérature, avec le romantisme. Il la distingue des pratiques d’écriture précédentes : on ne décrit plus la nature humaine à travers des types, des caractères, on donne à entrer dans l’intimité d’êtres singuliers. C’est que, avec la république, chaque citoyen devient un sujet, il n’est plus assujetti à un ordre supérieur. La littérature n’a plus la mimesis pour guide, elle ne décrit plus l’ordre d’une nature donnée, créée, elle a désormais pour tâche de penser pensivement « la vie » concrète, singulière, telle qu’elle s’invente : « elle a la charge de déchiffrer ce qui fait sens dans l’humain au sein du monde », alors que la philosophie reste au ciel des généralités, elle cultive les dogmes. La littérature, elle, ne se connait plus de règle d’or. Tout donne à penser dans le roman : sa construction, ses personnes, leurs façons d’être, leurs démarches… sauf quand le roman veut penser pour le lecteur : quand il veut instruire, illustrer, il échoue.

La poésie serait-elle le cœur de la littérature ? Surgissant du silence, elle capte ce qui est vécu plutôt que de l’explorer. Elle excède la pensée alors que le discursif, en philosophie, détermine et assigne un sens qui se veut définitif. « La poésie est la parole qui rend nostalgique d’avant les séparations », nous dit Jullien.

Littérature versus philosophie

Nous faisant partager l’intimité d’un autre, celle des personnages du roman, le roman questionne l’intersubjectivité. Pour Jullien l’autre ne serait pas définitivement étranger, comme il l’est en philosophie. En littérature le solipsisme n’existe pas. Il invoque l’existence d’un universel intime qui sans doute, tiendrait à notre condition humaine : « La littérature rend pensif en faisant remonter, au plus intérieur de soi-même, à cet intime constitutif de l’humain » alors que la philosophie ne connait qu’un universel abstrait. Est-ce pourquoi le registre de la littérature apparu au XIXème siècle en Occident s’est étendu au monde entier – même en Chine !

On pourrait objecter à François Jullien que c’est en philosophe qu’il oppose à la philosophie échue la « pensivité » littéraire… Il s’en explique dans son dernier chapitre : il plaide pour une relève de la philosophie qui consisterait à ouvrir le concept. La philosophie ne devrait plus abandonner le singulier pour l’universel abstrait, l’ambigu pour la clarté, le contradictoire pour la logique. Des philosophes contemporains comme Deleuze, Derrida ou Guattari s’y sont d’ailleurs essayé. 

Ce livre passionnant illustrerait donc la nouvelle philosophie réclamée par François Jullien.

Mathias Lair

François Jullien, Puissance du pensif, ou comment pense la littérature, Actes sud, octobre 2025, 144 pages, 16 euros

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