Günther Anders, Le Temps de la fin, ou le moment-Hiroshima
Le 6 août 1945, Paul Tibbets, à bord de son B-29 Enola Gay, largue Little Boy au-dessus d’Hiroshima, qui devient la première ville au monde a subir une bombe atomique. Si le journal Le Monde titre « une révolution scientifique », le philosophe allemand Günther Anders, disciple de Husserl et de Heidegger, et premier mari d’Hannah Arendt, comprend que les temps viennent de changer. Déjà réputé pour sa thèse magistrale sur les temps modernes et l’obsolescence de l’homme, il entame une correspondance avec Paul Tibbets, édifiante, et fait du moment-Hiroshima un nouveau point de fixation de sa réflexion philosophique. Et ses conclusions sont loin d’être anecdotiques. Extrait de La Menace nucléaire : Considérations radicales sur l’âge atomique, Le Temps de la fin permet d’entrer de plain-pied dans la réflexion post-atomique.

L’avènement du non-être
La pensée du non-être, en philosophie, a été un moment important pour définir, en phénoménologie notamment, l’être. Mais s’il s’agit d’un principe théorique. Avec le moment-Hiroshima, cela devient tangible : le non-être est là, dans le présent. De là il ressort cette vérité à partir de laquelle établir son nouveau rapport au monde : « Nous ne vivons pas dans une époque mais dans un délai. ».
L’humanité ne vit plus dans un temps-kantien, cette propriété des choses purement sensible et subjective, non déterminée par la propriété même des choses. Il est question dorénavant d’un temps réel, et défini réellement par sa finitude annoncée. Du moins la plus grand partie de l’humanité, celle qui est « une quantité négligeable », la puissance atomique étant cette capacité pour un petit nombre de détruire le plus grand nombre. Comment ne pas vouloir réformer humanisme à partir d’un tel constat ?
Critique du progrès
Dans son travail sur l’obsolescence de l’homme pris dans un monde qui en fait un rouage d’un mécanisme global qui le dépasse, Günther Anders montrait que les tenants et les aboutissants étaient inconnaissables. Il consacre dans Le Temps de la fin son effort philosophique, dans un mouvement similaire, à montrer combien l’être est réduit à une iota pris dans une dimension bien supérieure et dont il n’entrevoit même plus le possible.
Si Karl Marx a raison et qu’on peut admettre son affirmation selon laquelle « la machinerie du capitalisme doit conduire à un pouvoir toujours plus grand et concentré en toujours moins de mains », alors il n’est plus question, depuis le moment-Hiroshima, à la mainmise d’une oco-larchie sur les flux monétaires et les richesses du monde, mais, foncièrement, sur la survie même de l’humanité. Et que l’homme soit capable de la plus élevée des technologies (la bombe atomique) ne l’empêchera pas de s’en servir pour de plus viles passions.
Il faut lire Le Temps de la fin pour la valeur des analyse d’une précision sans faille et d’une lecture parfaitement accessible. Mais aussi pour notre temps présent. Si l’utopie Terminator n’est pas encore avérée, le développement de l’IA (1), de manière de plus en plus puissante et à la main de quelques hommes seuls, au-dessus de l’humanité, pose la même question que le moment Hiroshima. Ce n’est plus « et si une réaction en chaîne de bombes détruisait la vie sur Terre » mais « et si l’IA se développait tant et si bien que les ordinateurs comprenaient que la seule faille du système, c’est l’homme ». Maintenant, encore une fois, l’Histoire peut disparaître, par la beauté de ce qu’on appelle le progrès… Il est encore temps de s’en prémunir, et il est encore temps de penser une nouvelle ontologie. Le Temps de la fin est précieux pour cette prise de conscience et cette refondation de la philosophie.
Loïc Di Stefano
Günther Anders, Le Temps de la fin, traduit de l’allemand par Christophe David, avant propos de François L’Yvonnet, L’Herne, octobre 2025 (réédition), 101 pages, 12 euros
(1) À ce propos, regarder le documentaire L’Intelligence artificielle, un tsunami sur le web.
