Lolitatami à Téhéran — Sur deux films “israélo-iraniens”.

Le réalisateur israélien Guy Nattiv a acquis une renommée internationale en 2018 avec Skin, un court métrage de vingt minutes à l’issue duquel on voyait un néo-nazi américain se faire abattre par son fils de huit ans. Dénouement sinistre, mais drôlement sinistre, puisque le garçonnet ne se révoltait en aucune manière, bien au contraire. Bien sûr, il y avait, disons, un léger malentendu à l’origine du coup de fusil fatal, mais l’enfant ne faisait qu’appliquer pieusement les principes que son père avait pris soin de lui inculquer. Cette « fable » apparaît comme une illustration du principe énoncé par Hugo selon lequel « quand Dieu veut détruire une chose, il fait en sorte que cette chose se détruise elle-même ». Skin dit que la haine engendre la haine au point de se retourner finalement contre celui-là même qui l’a semée.

 C’est un court circuit analogue, une ironie du même type – inspirée d’un événement réel – qu’on retrouve dans Tatami, long métrage de Nattiv sorti l’an dernier en France et qui vient d’être édité en Blu-ray. Championnat du monde féminin de judo. Parmi les concurrentes, une Israélienne et une Iranienne. Un bref dialogue au début nous indique qu’elles se connaissent, pour s’être déjà croisées dans d’autres compétitions, et qu’elles s’entendent bien. L’Iranienne accumule les victoires qui lui permettent d’espérer une sélection pour la finale, mais patatras ! le gouvernement iranien lui donne l’ordre de se retirer de la compétition – en simulant par exemple une blessure – parce qu’il n’est pas question qu’elle prenne le risque de perdre face à l’Israélienne (représentante d’un pays ennemi) si elles sont amenées à s’affronter. Fureur et révolte de l’Iranienne, pour deux raisons : si elle obéit, ce sont des mois et des années d’entraînement réduits à néant ; et puis, n’est-elle pas là précisément pour faire triompher son pays ?

Nous ne révélerons pas ici le dénouement, mais on se trompe si l’on imagine qu’il apporte une résolution à la situation qu’on vient d’exposer. En réalité, Tatami, comme tout film bien construit, raconte deux choses. La jeune judokate iranienne ne le sait pas, mais l’affirmation de sa liberté réveille chez son entraîneuse de douloureux souvenirs et c’est ce personnage secondaire qui devient tout d’un coup la véritable héroïne de cette histoire : elle se rend compte qu’il n’est jamais trop tard pour (re-)conquérir sa liberté.

La réussite de Tatami tient en grande partie à ce que ce film constitue en lui-même la preuve de la validité de son message « anti-haine », puisqu’il est coréalisé par l’Israélien Guy Nattiv et l’Iranienne Zar Amir (laquelle interprète l’entraîneuse). Tous deux sont bien sûr des dissidents à leur manière, puisque la seconde est une Iranienne en exil et que le premier fait partie des Israéliens farouchement opposés à Netanyahu (tout en vouant une grande admiration au film d’Otto Preminger Exodus, il regrette que n’y soit jamais abordée la question des Palestiniens qui ont dû quitter leurs terres en 1947). Dissidents, oui, mais, comme on sait, il arrive que Rome ne soit plus dans Rome et qu’un gouvernement – si « officiel » soit-il – soit fort peu représentatif de l’âme d’un pays.

On retrouve Zar Amir parmi les interprètes de Lire Lolita à Téhéran, autre produit « israélo-iranien » qui vient de sortir en salles. Le réalisateur est, cette fois-ci, l’Israélien Eran Riklis, homme souriant et jovial, mais dont le sourire n’a d’égal que son obstination à dénoncer, depuis des décennies, film après film, l’absurde stérilité des conflits. C’est à lui qu’on doit Les Citronniers, qui mettait en parallèle les destins de la femme d’un ministre israélien et d’une veuve palestinienne propriétaire d’une plantation de citronniers, mais l’on aimerait voir distribuer en France Cup Final, l’un de ses premiers films. En 1982, pendant la guerre du Liban, le soldat Cohen tombe entre les mains d’un commando palestinien. Inutile de préciser que les rapports entre Cohen et le chef du commando ne sont pas particulièrement cordiaux au départ. Seulement, voyez-vous, cette guerre coïncide avec la coupe du monde football qui se déroule alors en Espagne et les deux hommes, à la faveur des résultats des matches qu’ils cueillent ici ou là, découvrent qu’ils sont tous deux supporters de l’équipe d’Italie et se surprennent à hurler de joie côte à côte quand un Italien marque un but…

Lire Lolita à Téhéran est l’adaptation d’une épaisse autobiographie de l’universitaire iranienne Azar Nafisi, qui, fuyant le régime du Shah, s’était exilée aux États-Unis. En 1979, quand Khomeini arrive au pouvoir, pleine d’espoir, elle rentre dans son pays pour enseigner de nouveau la littérature à l’université de Téhéran, mais elle déchante assez vite, tout ce qui ressemble à un livre étant une denrée très mal vue par le nouveau régime, et elle est contrainte de démissionner au bout de quelques mois. Elle organise alors la résistance, sa résistance, en donnant chez elle en secret des cours de littérature à un groupe d’étudiantes. Parmi les œuvres « au programme », la Lolita de Nabokov, Gatsby le Magnifique de Fitzgerald et Orgueil et préjugés de Jane Austen. Ce « combat » dure près de vingt ans, mais, de guerre lasse, elle finit par retourner aux États-Unis (avant que l’Ayatollah Trump n’y déclenche sa révolution).

On l’aura compris, tout comme Tatami, même si la forme est un peu différente, Lire Lolita à Téhéran est une ode à la liberté. Inutile de préciser que tous les interprètes sont des Iraniens et des Iraniennes exilés (le rôle d’Azar Nafisi est tenu par Golshifteh Farahani, qui retrouve pour la première fois dans un film sa langue maternelle) et que le tournage n’a pas eu lieu en Iran (c’est Rome qui joue le rôle de Téhéran). Mais, comme l’explique Eran Riklis, ce changement de décor – même si tout a été fait pour que la reconstitution soit convaincante – n’a au fond guère d’importance. Plus que l’authenticité compte la sincérité. Et, autre évidence, mais qu’il est bon de signaler pour ceux qui ne voudraient pas la voir, il ajoute qu’il a certes fait un film sur l’Iran, mais dans lequel il parle aussi de son propre pays. La littérature, disait Proust, c’est la métaphore. Le cinéma aussi.

FAL

Tatami, un film de Guy Nattiv et Zar Amir. Avec Arienne Mandi et Zar Amir. B-r/DVD. Metropolitan Film. 25,00 euros.

Lire Lolita à Téhéran, un film d’Eran Riklis. Avec Golshifteh Farahani, Zar Amir Ebrahimi, Mina Kavani, Shahbaz Noshir.

* Zar Amir (ou Zar Amir Ebrahimi — cela dépend des génériques…) a obtenu à Cannes en 2022 le prix d’interprétation féminine pour son rôle dans Les Nuits de Mashhad. Elle incarne dans ce film (B-r/DVD édité chez Metropolitan Film) une journaliste enquêtant sur une série d’assassinats de prostituées.

Le livre d’Azar Nafisi est publié en France aux Éditions Zulma. 

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