Oppenheimer, Nolan au cœur de l’atome

Brillant physicien américain, Robert Oppenheimer est recruté par le gouvernement afin de diriger le projet Manhattan, destiné à doter le pays de la bombe atomique avant les nazis. Il se rend alors avec une équipe de scientifiques triés sur le volet en plein désert, à Los Alamos, pour établir le centre de recherches qui changer à jamais l’Histoire de l’humanité.

S’il y a bien un cinéaste qui divise public et critiques par son appétit démesuré, son ego et ses desseins toujours plus alambiqués, c’est bel et bien Christopher Nolan. Talentueux, mais péremptoire, visionnaire, mais aveuglé par son ambition, perfectionniste, mais trop rigoriste, il fascine et agace tout autant alors que ses derniers longs-métrages ont rencontré moins de succès au box-office. Le courageux Dunkerque et le cryptique Tenet ont presque donné raison à ses détracteurs, traversés par des éclairs de sobriété bienvenus, mais aussi par une grandiloquence trop appuyée, y compris pour lui.

Pour Nolan, puisque le septième art s’articule autour du temps, denrée précieuse, alors il doit se l’approprier, comme Yasujiro Ozu, Stanley Kubrick, Andreï Tarkovski voire Martin Scorsese avant lui. Hélas, cette quête obsessionnelle l’a dépossédé de l’essence même de sa narration au point de se perdre dans les méandres d’un dispositif lourd, abscons et dénué de tout substrat concret dans Tenet. Les adeptes du classicisme pourraient lui conseiller de se tourner vers un système plus simple, fluide, dépourvu de fioritures maniéristes qui entachent son œuvre.

Mais c’est très mal connaître cet acharné de la forme. En choisissant d’adapter à l’écran American Prometheus : The Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer, biographie consacré au « père » de l’arme atomique, écrit par Kai Bird et Martin J. Sherwin (ouvrage qui leur valut le prix Pulitzer), Christopher Nolan continue de s’engager sur une route existentielle sinueuse, hantée par des esprits chagrins et retors pour offrir un grand film qui doute de sa propre conscience et à son interprète principal, Cillian Murphy, le rôle de sa carrière.

Le Vent se lève

En 2013, avec Le Vent se lève, Hayao Miyazaki dressait le portrait de Jiro Horikoshi, célèbre ingénieur aéronautique nippon, qui concevra l’avion de chasse dit « Zéro », très prisé par l’armée japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. Obnubilé par sa passion, le jeune homme délaissera son épouse souffrante afin de parvenir à ses fins et se saisira à la fin qu’il s’était dévoyé en développant un engin de mort. Empli de poésie, mais incompris, Le Vent se lève interrogeait sans juger sur la relation parfois ténue entre création et destruction…

Une question encore plus brûlante dans Oppenheimer, puisque la course à l’arme nucléaire a bouleversé le monde tel que nous le connaissons et la découverte de la « bombe » fut l’avancée scientifique majeure du siècle dernier (et la plus terrible) avec la conquête spatiale. Le pari s’avérait délicat pour Nolan tant retranscrire les regrets, les convictions et la détermination de celui qui fut porté au pinacle avant d’être démoli par ses propres compatriotes, pour avoir élaboré puis remis en cause l’arme d’anéantissement ultime, relevait de la gageure.

Fort heureusement, son choix de glisser Cillian Murphy sous la peau d’Oppenheimer paie d’emblée. Celui-ci, cantonné aux rôles secondaires et qui attendait patiemment son heure de gloire hollywoodienne, ne déçoit pas mais au contraire impressionne, ce dès les premières minutes, apportant la nuance de jeu requise pour son personnage controversé. Faux introverti mais véritable névrosé, génie et meneur d’hommes, engagé et fin politique, Robert Oppenheimer incarne à merveille le caméléon qui se conforme en apparence à son environnement pour mieux le contrôler. La première scène durant laquelle il passe de victime à potentiel bourreau, pour retomber un peu plus tard sur ses pieds tel un félin malicieux et sûr de lui, est éloquente. Elle annonce avec brio le schéma démonstratif qui s’ensuivra, à la fois sophistiqué et limpide, mais aussi élégant, fait rare pour le réalisateur.

Voyage dans l’espace-temps

Les amoureux de 2001, l’odyssée de l’espace retiennent du chef-d’œuvre de Stanley Kubrick d’avoir vécu une expérience visuelle et sonore sans précédent. Sans égaler le maître dans cet exercice, Christopher Nolan rend tout de même une copie plus qu’honorable avec Oppenheimer tant il manie le chaud et le froid, le souffle des explosions et les réunions policées, les tonnerres d’applaudissements et les échos de la fin du monde, avec une habileté déconcertante. Il plonge le spectateur dans un voyage à travers l’espace et le temps, celui de son protagoniste, enfermé à chaque moment de sa vie dans un combat qu’il juge juste, mais rappelé à l’ordre par des images cauchemardesques ou des bruits de terreur.

Le montage impeccable et la partition impérieuse du compositeur Ludwig Goransson influencent bien entendu le résultat. D’autant plus que la mise en scène et les partis pris du cinéaste éclairent pour le mieux son entreprise. S’il s’amuse aussi bien à étirer le temps à l’instar des maîtres d’antan qu’à le tordre au profit d’une narration non linéaire comme il apprécie tant le faire (de Memento à Dunkerque voire certains passages de Batman ou d’Interstellar), l’utilisation de ces artifices n’a jamais paru si limpide dans son art. Il relate son récit tragique avec une aisance comparable à celle de Clint Eastwood dans Bird et il s’ingénie à manier les subtilités de cette satanée temporalité en marquant des pauses bienvenues tant l’attente devient insoutenable ou à accélérer le compte à rebours quand l’horloge avance au détriment de chacun.

Mais le tour de force le plus remarquable d’Oppenheimer réside dans son pensum symbolique axé sur l’atome et de son lien avec le génie de la physique quantique. Noyau de son propre microcosme, centre de son univers, Robert Oppenheimer va voir ses proches, particules vivantes, graviter autour de lui, se déchirer, s’éloigner et au contraire former un tout harmonieux avant de se fissurer jusqu’à l’implosion… ou plutôt l’explosion et la réaction en chaîne, inévitable. Et quand viennent sourdre ces instants qui sentent la poudre, l’homme perd pied alors que l’ire de ses ennemis ou de ses victimes traverse les années, les époques et les lieux pour le frapper où qu’il se trouve. 

Le sens du sacrifice

Car Robert Oppenheimer embrassa le destin de Prométhée comme l’indiquent ses biographes. S’il n’a pas été châtié par les dieux pour avoir offert le feu aux hommes, Oppenheimer a été érigé en martyr moderne, la faute en incombe aussi bien à son orgueil qu’à sa ligne de conduite, sa morale qui ne l’a jamais vraiment quitté malgré les concessions. Crucifié par ses pairs et par les politiques, Oppenheimer s’est quelque part imposé comme un lanceur d’alerte contemporain et a apporté par son action quelque espoir à la planète. Si l’utilisation de la bombe fut incitée par Pandore, alors cet espoir enfoui dans la boîte a été dispersé par son créateur en discours et en combats.

En outre, en explicitant clairement (un essai quelque peu maladroit) l’aspect sacrificiel qui caractérise la conduite de son personnage, Nolan dévoile nettement tout un pan de sa filmographie. Chez le réalisateur, afin de ramener la lumière il faut être prêt à renoncer à tout voire à se perdre, que ce soit dans un trou noir, en sauvant Gotham en déjouant les plans d’un tueur en série ou en se faisant capturer… s’il nous avait habitués depuis peu à une conclusion moins ouverte, il dissimulait ses intentions par une chute moins brutale et pourtant significatrice. Certains ont souligné (à raison ?) que Bruce Wayne ou l’astronaute d’Interstellar périssaient dans leur périple, mais qu’ils permettaient ainsi de redonner ce fameux espoir. Et ici, au-delà de la velléité d’expiation, Nolan dresse un postulat similaire, de manière équivoque, sans avancer dans les ténèbres. Un acte que l’on peut qualifier de sincère ou de malicieux, selon les préférences…

Quant à Oppenheimer, s’il ne s’impose pas comme une pièce d’orfèvre incontournable, il subjugue et intrigue par le vertige sensoriel proposé en permanence. On ignore toujours si le metteur en scène s’élèvera au rang de ses aînés, Stanley Kubrick en tête. Mais son obstination, digne de son protagoniste, pourrait très bien entretenir les braises d’un avenir meilleur pour un Hollywood mourant, même si les pontes de l’industrie n’hésiteront pas à le clouer au pilori en cas d’échec.

François Verstraete

Film américain de Christopher Nolan avec Cillian Murphy, Emily Blunt, Matt Damon. Durée 3h. Sortie le 19 juillet 2023

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