Légendaire de Jean-Claude Bologne

La première partie de ce recueil, intitulé Il est un peuple, m’a fait penser au meidosem de Michaux, que celui-ci décrit ainsi : « Plus de bras que la pieuvre, tout couturé de jambes et de mains jusque dans le cou ». Le Meidosema dispose d’une tête habitée d’arborescences, les doigts du peuple de Bologne « sont des couteaux et les dents des hachoirs ».

L’un et l’autre viennent d’un pays voisin : la Belgique.

– Comment peut-on être Belge ?, demandait Charles Bricman (Quai Voltaire, 2011).

– En parlant français, c’est-à-dire en se soumettant à la langue qui serait d’un autre, si on en pratiquait une autre…

On entrevoit le casse-tête que ce peut être pour un natif. Né à Namur, Henri Michaux choisit Paris dans sa vingtième en année, et renia tout ce qui le rattachait à la Belgique. Rien de tel chez Jean Claude Bologne qui, vivant en France, est aujourd’hui membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Contrairement au stéréotype ambiant, que l’on doit peut-être bien à un Baudelaire syphilitique, déçu de son fiasco de conférencier, Bruxelles a été, est encore un haut lieu de culture. Plus d’un artiste français, comme Baudelaire, y rechercha une consécration. 

Un voyage dans les temps

Il n’empêche, le peuple que Bologne décrit n’existerait guère : « Il est passé dans l’Histoire comme une ombre, la nuit. Sa mémoire s’est inscrite en réserve dans celle de ses voisins, comme une silhouette en pochoir ». Est-ce pourquoi Bologne aime les lointains, dans l’espace et encore plus dans le temps. Peut-être devrais-je dire « les » temps, car chaque époque recèle un exotisme que notre auteur savoure en voyageant dans l’iconographie médiévale, dans les pratiques anciennes de l’amour qu’il a décrit dans pas moins de neuf ouvrages… Il publia également en 2015 Une mystique sans dieu (Albin Michel) que je saluai dans la revue Décharge : « Par ce mot de mystique (débarrassé de ses consonances religieuses), Bologne entend une expérience abrupte de dépossession de soi, qui peut s’emparer de n’importe qui. Soudain, et très physiquement, le monde disparaît, on pourrait aussi bien dire qu’il apparaît sous une autre lumière, on bascule au néant, dans un mélange de jouissance et d’effroi. »

Des diversions bibliques

Est-ce cette expérience qui a ouvert chez Jean Claude Bologne des espaces imaginaires peuplés de souvenirs bibliques – totalement reconfigurés alors qu’il a fait de la mémoire son métier ? Peut-on voir dans sa reprise particulièrement fantaisiste des mythes qui nous fondent une critique de fond ? C’est dans les mythes religieux que l’on trouve les plus grandes débauches d’imagination, ils lancent leurs croyants dans les plus magnifiques délires qui soient. Bologne démontre qu’on peut jouer avec eux sans tomber dans les travers de la foi.

Qu’on en juge : dans la troisième partie du livre titrée Le roi rebelle, est relatée la prédiction de Saint Victorien selon laquelle il suffira au peuple de croitre et multiplier pour retrouver le paradis perdu, ce à quoi il s’adonne bien religieusement, coït après coït, dans l’attente du dernier nouveau-né qui ouvrira sur l’infini, mais il en nait toujours un nouveau… à l’infini ? J’y mêlerais bien mon commentaire : le peuple imbécile n’a pas compris que c’est dans le coït que réside l’éden !

Jean Claude Bologne décrit également les tribulations de Dieu et de son Adam : Dieu n’est que le souverain Bien, il s’ennuie, cela manque de péripétie. Voilà pourquoi il créa son reflet, Adam, et lui demanda de trouver la seconde voie. La trouve-t-il lorsque, ayant fait le tour de la terre, il retrouve Dieu par derrière ?

On appréciera aussi l’arithmétique de la foi, qu’on en juge. Son abbé reproche au frère Jean d’avoir suivi la messe un dé entre les doigts :

« Par les six faces du dé je médite sur les œuvres de Dieu qui créa le monde en six jours », rétorque le moine. « Et le septième jour ? » demande l’abbé.

… obligé de vouer son moine aux gémonies, il le voit déjà flamber sur le bûcher… L’abbé prend le dé en mains afin de trouver une solution jusqu’à s’apercevoir que deux à deux, les six faces opposées du dé diabolique forment toujours le nombre sept ! Ouf !

Prière de prendre garde aux anges

On appréciera également la bévue du pape Zacharie qui, en 745, décida de mettre de l’ordre dans la hiérarchie céleste : il y a trop de généraux et si peu de soldats ! à propos d’ange, je n’ai pas retrouvé ces versets bibliques qui me restent en mémoire : « Il y a sur la terre les Nefilim / ces géants de célèbre mémoire / toujours là après que les fils des dieux / vont aux filles d’Adam / qui enfantent » (Genèse, 6,4). Des versets qui m’ont lancé dans une fabulation que j’ai titrée Quand les anges allaient aux femmes. Sans doute trop tendancieux pour ce que Bologne appelle ses apologues, c’est-à-dire des récits visant à illustrer une leçon morale, voire métaphysique. Du moins, il est plus délicat que moi.

Parmi les pataquès métaphysiques, j’apprécie celui-ci, bien qu’il ne soit pas chrétien. En Inde, on ne peut dire de Prajâpati, le seigneur des créatures, qu’il fut créé ; encore moins qu’il est incréé, car on se réfèrerait encore à l’idée d’une création alors qu’il est au-delà de ça. Il est impensable : comme le réel… que les animistes ont rendu pensable en décrétant que tout sur terre est vivant, doté d’une âme qui parle aux humains dans leurs rêves.

Dans la seconde partie du livre, titrée Ce que content les arbres, on découvrira le rôle qu’ils jouèrent dans la création, depuis le gingko, le seul à avoir connu la préhistoire jusqu’au figuier dont on connaît le rôle biblique, attribué à tort au pommier : sa feuille permit à l’homme de cacher « le serpent et les fruits accrochés à ses cuisses ». Des figues bien sûr. Voilà pourquoi cet arbre est le gardien du silence.

Je m’en voudrais de dévoiler plus avant les mille apologues qui émaillent le livre, ce serait gâcher le plaisir du futur lecteur. Et puisque notre auteur est philologue, nous gloserons son titre : Légendaire. Le latin legenda signifie « ce qui doit être lu ». Voilà une gentille intimation…

Mathias Lair

Jean Claude Bologne, Légendaire, Le Taillis Pré, septembre 2023, 144 pages, 17 euros

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